Adjectif et structure du groupe nominal

La fonction grammaticale d’adjectif peut elle-même être considérée comme une fausse amie.

Il m’arrive régulièrement, dans mon travail de traducteur, de rencontrer des listes d’éléments textuels qui s’appuient souvent, en anglais, sur la capacité qu’a cette langue d’exprimer de nombreuses informations sous forme condensée, en particulier en raison de conventions grammaticales concernant la forme et la place de l’adjectif dans le groupe nominal.

Voici l’exemple d’une liste que je rencontre aujourd’hui même :

• Monitoring and evaluation
Annual planning and priority setting
• Regular public reporting

Ce qui m’intéresse ici en particulier, c’est le deuxième élément. Il est clair pour moi que l’adjectif annual s’applique à l’ensemble du groupe nominal, c’est-à-dire aux deux substantifs coordonnés, planning et priority setting.

Ceci peut poser problème quand il s’agit de rendre un tel élément en français. En effet, en français, l’adjectif se place généralement après le substantif et s’accorde en genre et en nombre avec le ou les substantifs qu’il qualifie.

Si on cherchait donc à traduire littéralement cet élément qui m’intéresse, cela donnerait quelque chose comme :

• planification et définition des priorités *annuelles

Il va sans dire que c’est éminemment bancal, et même ambigu, puisque, priorités ayant le même genre et le même nombre que les substantifs coordonnés planification et définition, on ne sait plus, à la lecture d’une telle expression, ce que annuelles qualifie vraiment. (L’anglais souffre lui-même, bien entendu, de ses propres problèmes d’ambiguïté, puisque la position de l’adjectif et l’absence d’accord font qu’on ne peut pas être certain — dans cet exemple — de savoir si l’adjectif s’applique aux deux substantifs coordonnés ou seulement au premier. Ce qui permet de décider, c’est le contexte.)

Comment s’en sortir ici pour rendre une telle coordination en français ? Il faut, selon moi, comme souvent, oser s’écarter de la traduction littérale et adopter une structure correspondant à ce qu’on dirait plus naturellement en français, tout en se gardant bien sûr de déformer l’original anglais. Dans ce cas particulier, j’aurais tendance à adopter l’approche suivante :

travail annuel de planification et de définition des priorités

Comme on le voit, j’ai ici décidé d’expliciter l’implicite, ce à quoi s’applique vraiment l’adjectif annuel, à savoir la combinaison des deux substantifs, que je choisis d’exprimer à l’aide du substantif travail. (On pourrait aussi dire quelque chose comme processus ou démarche.)

Bien entendu, cette explicitation de l’implicite rallonge le texte. Mais c’est inévitable. Il y a toutes sortes de considérations (lexique, grammaire, etc.) qui font que, pour rendre naturellement en français ce que dit l’anglais, il faut en moyenne un texte qui est plus long de 20 à 25 pour cent. C’est une réalité universellement reconnue et acceptée, sauf par des gens comme les graphistes et autres prétendus spécialistes en communication, en particulier au Canada, qui prétendent parfois pouvoir imposer aux francophones des limites d’espace et de nombre de mots qui sont acceptables en anglais mais absurdes en français. (J’ai rencontré plusieurs personnes de cette catégorie au fil de ma carrière de traducteur. Je ne dis pas qu’il n’est jamais possible d’utiliser en français un nombre de mots équivalent à celui de l’original anglais. Il est même parfois possible d’utiliser moins de mots en français qu’en anglais ! Mais c’est quand même assez rare.)

Pour revenir à ce qui nous intéresse ici, ce qui est un faux ami, ce n’est pas un mot particulier, mais bel et bien la fonction grammaticale de l’adjectif, qui semble être comparable en anglais et en français, alors qu’elle présente des différences fondamentales (place, accords, etc.), dont l’impact peut rejaillir sur toute la phrase ou du moins sur tout le syntagme dont l’adjectif fait partie.

Ces différences font souvent que, pour exprimer les choses en français, il faut éviter de se laisser influencer par la grammaire anglaise et s’efforcer de trouver une façon naturelle de dire les choses dans la langue dans laquelle on parle, quelles que soient les considérations relatives à l’espace ou au nombre de mots qu’on essaye, par ignorance, de nous imposer.

matériel (material)

Un anglicisme que les pédagogues essayent de nous imposer, mais qui n’est pas justifié par les sens courants du substantif en français.

Dans le milieu universitaire, en particulier au Canada francophone, le substantif français matériel est souvent employé dans un sens qu’il n’a pas dans la langue courante et qu’il est abusif de lui donner même dans le contexte plus pointu d’une discipline universitaire particulière.

En français, le sens courant du substantif est en effet celui d’« ensemble des objets, des instruments, des machines, etc. utilisés dans un service, une exploitation quelconque » (par opposition au substantif personnel, qui fait référence aux ressources humaines). Par extension, il a aussi le sens courant plus général d’« ensemble des objets nécessaires à une activité », notamment sportive (matériel de pêche, matériel de camping, etc.).

Ce qui frappe dans ces sens courants du substantif en français, c’est l’importance du caractère concret, physique de ce dont on parle : des objets, des instruments, des machines, etc. Or c’est précisément sur ce point que le substantif français matériel se distingue de l’anglais material. Il y a certes un certain chevauchement entre la définition du mot français et celle du mot anglais, mais il y a aussi une différence de taille, qui est que le substantif material sert couramment, en anglais, à exprimer quelque chose comme : « faits, informations ou idées utilisées pour créer un livre ou un autre ouvrage ».

Ainsi, on aura en anglais une phrase comme :

There is much good material here for priests to use in sermons.

Il est malheureusement impensable d’utiliser ici le français matériel comme équivalent :

Il y a beaucoup de *matériel ici dont les prêtres pourraient se servir pour leurs sermons.

Au lieu de cela, il faut dire quelque chose comme :

Il y a beaucoup d’idées ici dont les prêtres pourraient se servir pour leurs sermons.

Le « *matériel » dont il est question ici n’a en effet rien de concret, de physique.

Dans mon travail, je rencontre souvent cet anglicisme dans des documents produits par des spécialistes francophones de l’éducation. Ils parlent de *matériel pédagogique pour décrire non seulement des choses comme des blocs, des objets à manipuler en classe, etc. — qui sont bel et bien du matériel — mais aussi et surtout des documents divers, des textes sur lesquels on pourra travailler en classe et qui ont une valeur pédagogique ou dont on peut faire un usage pédagogique (en raison de leur contenu ou de leur forme).

C’est selon moi inacceptable. Si, en anglais, le substantif material peut effectivement, dans le domaine de l’éducation, recouvrir à la fois les articles physiques qui constituent bel et bien en français du matériel et des choses comme des textes, des documents, ce n’est pas le cas pour le substantif matériel en français. En français, matériel ne peut faire référence qu’à des ressources physiques comme celles que j’évoque ci-dessus (blocs, objets, instruments scientifiques, etc.) et non à des documents textuels.

Si on sait que le learning material dont parle un texte anglais consiste exclusivement en des documents textuels, alors on pourra simplement parler de documents en français. Si, en revanche, on n’est pas sûr et il est possible que le terme anglais recouvre à la fois des documents et du matériel, alors il convient d’utiliser un terme plus générique, comme ressources pédagogiques, qui recouvre à la fois les documents textuels et les articles matériels. (Je note aussi au passage l’emploi en français de la forme plurielle, alors que l’anglais peut utiliser le singulier material dans un sens collectif, pour recouvrir une pluralité. L’anglais peut aussi utiliser la forme plurielle materials. En français, matériel est utilisé exclusivement au singulier, mais uniquement pour les objets physiques. Pour toutes les autres sortes de ressources, il faut utiliser des formes plurielles quand il y en a plus d’une, comme ressources ou documents.)

On me rétorquera qu’il existe bel et bien en français un sens du substantif matériel qui semble se rapprocher de celui de l’anglais material. C’est le sens n˚ 4 donné par le Robert, en le qualifiant de « didactique » et de sens relevant du domaine de l’ethnologie ou de la sociologie, où le mot signifie « ensemble des éléments soumis à un traitement (analyse, classement) » et recouvre aussi bien des objets concrets que des documents textuels. On parle par exemple de matériel de propagande pour faire référence à toutes sortes de choses, comme des tracts, des brochures, des affiches, etc. Ce ne sont pas nécessairement ici des choses physiques.

Mais c’est selon moi (et selon le Robert) un sens bien particulier du substantif, réservé à un domaine bien spécifique. Et c’est un sens qui met plutôt l’accent sur le caractère « brut » de ce dont on parle, en évoquant l’idée de données, d’informations de départ pour l’analyse — alors que, dans le sens que les pédagogues francophones donnent fautivement au substantif en français, ce n’est pas de telles données brutes dont il s’agit quand on parle abusivement de *matériel pédagogique, mais bel et bien de documents issus d’un travail de préparation, qui sont tout sauf bruts.

Il faut cesser, quand on utilise les dictionnaires, de profiter de l’excuse qu’un terme a un sens se rapprochant (plus ou moins) de l’anglais dans un domaine pointu et spécialisé pour justifier l’anglicisme dans la langue courante, où il n’a pas lieu d’être et ne peut être défendu. Les abréviations qu’un dictionnaire comme le Robert insère au début du sens d’un mot, avant la définition, sont d’une importance cruciale. Elles circonscrivent son emploi et éliminent la possibilité d’utiliser le mot dans ce sens dans d’autres domaines que celui qui est indiqué.

On me dira, pour finir, que la langue évolue et qu’il peut y avoir des glissements de sens, des généralisations par extension, etc. Cela va de soi et je n’ai jamais dit le contraire. Mais ces glissements se font normalement de façon naturelle et intrinsèque et non sous l’influence exclusive (dans une région géographique ou un domaine spécifique) d’une langue étrangère. Je ne vois rien dans l’évolution normale de la langue française telle qu’elle est utilisée par la majorité des francophones qui justifie l’extension du sens du substantif matériel qu’essayent d’imposer certains pédagogues ou autres spécialistes de l’éducation, sous l’influence évidente de l’anglais.