Emphase [1]

Ce qu’on a ici, ce n’est pas un faux ami lexical ou un anglicisme évident. C’est un problème plus subtil qui exige une bien plus grande vigilance et un sens beaucoup plus fin de ce qui se dit naturellement dans la syntaxe française. Et, de mon point de vue, le fait de ne pas respecter ces exigences plus subtiles de la langue française est un problème bien plus grave pour l’avenir de cette langue en Amérique du Nord.

Parfois, c’est la structure même de la phrase qui peut être considérée comme un « faux ami ». Autrement dit, comme la grammaire anglaise et la grammaire française ont de nombreux points communs, on a tendance à considérer que la traduction de l’original anglais n’exige qu’un simple calque des différents éléments de la structure de la phrase.

Voici un exemple simple :

Autistic students learn by seeing and doing.

On pourrait être tenté de calquer cette structure en se contentant de respecter les particularités de la grammaire française, c’est-à-dire l’emploi de l’article défini (les), la position et l’accord de l’adjectif (autistes), la conjugaison du verbe (apprennent) et l’emploi de la préposition appropriée (en). Cela donnerait alors quelque chose comme :

Les élèves autistes apprennent en voyant et en faisant.

Il n’y a pas de faute grammaticale apparente dans cette phrase française. Mais est-ce vraiment ce qui se dit le plus naturellement en français pour exprimer ce qu’exprime la phrase anglaise ?

À mon avis, la réponse est non et c’est, comme on a déjà eu l’occasion de le voir dans d’autres articles, un problème qui concerne la position des différents éléments dans la phrase et le décalage entre l’élément central sur le plan syntaxique et l’élément central sur le plan sémantique.

La syntaxe anglaise ne s’embarrasse généralement pas de ce genre de considération. De même que, dans la prononciation de l’anglais, l’accent peut être mis sur toutes sortes d’éléments de la phrase, selon ce qu’on cherche à exprimer, on peut avoir l’élément central sur le plan sémantique dans toutes sortes de positions.

Le français, en revanche, est nettement plus rigide. De même que sa prononciation exige que l’accent tombe en fin de groupe rythmique et que toutes les phrases affirmatives aient une intonation uniforme, la syntaxe française interdit un déplacement arbitraire de l’« accent » sémantique dans la phrase. Si on veut mettre l’accent sur un élément particulier de la phrase ou simplement en faire l’élément central sur le plan sémantique, il faut recourir à une explicitation de ce rôle central, c’est-à-dire à une tournure emphatique explicite avec c’est… que…

Comme l’élément central de la phrase est ici l’idée de voir et de faire, c’est sur cet élément qu’il faut mettre l’accent et cela donne quelque chose comme :

C’est en voyant et en faisant que les élèves autistes apprennent.

(On retrouve alors le modèle du fameux dicton : « C’est en forgeant qu’on devient forgeron. »)

Ce qu’on a ici, ce n’est pas un faux ami lexical ou un anglicisme évident. C’est un problème plus subtil qui exige une bien plus grande vigilance et un sens beaucoup plus fin de ce qui se dit naturellement dans la syntaxe française. Et, de mon point de vue, le fait de ne pas respecter ces exigences plus subtiles de la langue française est un problème bien plus grave pour l’avenir de cette langue en Amérique du Nord.

proactive

L’adjectif anglais « proactive » est assez typique de la tendance jargonnante des spécialistes de diverses disciplines, dont l’éducation, la psychologie, l’administration, etc. Le problème du jargon est que, évidemment, face à un texte anglais jargonnant qu’on doit rendre en français, la tentation de jargonner de façon équivalente est grande.

L’adjectif anglais proactive est assez typique de la tendance jargonnante des spécialistes de diverses disciplines, dont l’éducation, la psychologie, l’administration, etc. Le problème du jargon est que, évidemment, face à un texte anglais jargonnant qu’on doit rendre en français, la tentation de jargonner de façon équivalente est grande.

L’exemple typique que je donne ces jours-ci est celui de la majorité des sites Web du gouvernement fédéral du Canada. Ceux-ci ont presque tous, en effet, en bas à gauche, un encadré ou un simple lien intitulé « Proactive Disclosure » (voir par exemple le site de Santé Canada), qui renvoie à une section expliquant les dispositions prises pour assurer la transparence des services et la divulgation des informations (contrats ou subventions dépassant un certain seuil, dépenses, condamnations, etc.) :

The Government of Canada has implemented a requirement for the proactive disclosure of financial and human resources-related information by departments and agencies.

Quelle traduction les responsables des versions françaises de ces sites ont-ils choisie en français pour « Proactive Disclosure » ? Vous l’aurez deviné :

Le gouvernement du Canada a mis en œuvre une exigence pour la divulgation *proactive des informations liées aux finances et aux ressources humaines par les ministères et les organismes.

Beurk.

Il me paraît évident que proactif est ici un anglicisme de la plus belle espèce. Il figure certes dans le Grand Robert, par exemple, mais apparaît clairement accompagné de la mention « Anglic. ».

Un tel jargon anglicisé est-il vraiment nécessaire ou inévitable ? Le Grand Robert mentionne que ce terme serait forgé par analogie à réactif, pour exprimer l’idée opposée, tout comme proactive s’oppose à reactive en anglais. Le hic est que l’adjectif réactif lui-même est d’un usage assez restreint en français. On l’utilise certes dans le langage des sciences physiques (force réactive) et de l’électricité (circuit réactif) et dans celui de la psychologie (et on utilise le substantif réactif en chimie, bien entendu).

Mais de là à prétendre que l’adjectif réactif ferait partie de la langue courante et qu’il serait donc justifié d’adopter son contraire apparent, il y a quand même un grand pas. Prenons la citation mentionnée par le Grand Robert dans l’article proactif : « un système de gouvernance nous permettant d’être à la fois proactifs et réactifs face aux évolutions du marché du travail ». Est-ce vraiment là un exemple de quelque chose qui se dirait de façon naturelle en français ? Cela me paraît être un exemple typique de jargon de fonctionnaire ou d’homme d’affaires.

Le problème ici, comme souvent, est que, dans un cas (reactive) comme dans l’autre (proactive), il n’existe pas vraiment d’équivalent adjectival direct dans la langue française courante. Il faut recourir à une périphrase. La tournure qui se rapproche le plus de l’adjectif anglais proactive en français est prendre les devants — qui est évidemment une tournure verbale se prêtant difficilement à l’adjectivation.

Cela veut dire qu’il faut, comme toujours, tourner les choses autrement et c’est apparemment trop demander pour un assez grand nombre de locuteurs et même de traducteurs.

Prenons l’exemple suivant, tiré d’une description de poste et évoquant l’une des tâches que le titulaire de poste doit assumer dans le cadre de ses fonctions :

Establish and maintain proactive linkages and relationships with other services.

Il me paraît abusif de prétendre qu’on peut vraiment dire en français quelque chose comme :

Établir et entretenir des relations et des liens proactifs avec les autres services.

Que veut-on dire ici ? Simplement que le titulaire du poste doit prendre les devants et nouer des liens ou des relations sans attendre que le besoin s’en fasse sentir. J’aurais donc tendance à faire de cette idée de « prendre les devants » l’élément central de la proposition, quitte à bouleverser quelque peu l’ordre des éléments :

Prendre les devants pour établir et entretenir des liens et des relations avec les autres services.

N’est-ce pas là quelque chose qui se dit plus naturellement en français et qui a le mérite de ne pas recourir à un anglicisme ?

Pour le cas de l’encadré « Divulgation proactive » des sites du gouvernement du Canada, l’une des excuses est probablement qu’il fallait un intitulé qui tienne en peu de mots, qui n’utilise qu’un nombre limité de caractères dans ce coin inférieur gauche des pages Web (quoiqu’on note fréquemment dans le même contexte des éléments nettement plus longs qui s’étalent sur deux ou même trois lignes, sans que cela semble gêner).

Mais alors, pourquoi ne pas oser quelque chose de tout simple, comme « Transparence » ? C’est clair et court et cela en dit sans doute au moins autant que « Divulgation proactive ». Et l’explication mentionnée au début du présent article pourrait être formulée de façon beaucoup moins jargonnante :

Le gouvernement du Canada impose désormais aux ministères et aux organismes de faire preuve de transparence et de divulguer les informations liées aux finances et aux ressources humaines.

On pourrait aussi utiliser ici « prendre les devants », mais il me semble inutile d’insister sur l’aspect chronologique.

Évidemment, d’aucuns diront que je vais trop loin ici en m’écartant de l’original. Il est vrai qu’on pourrait avancer l’argument que, si nos administrateurs choisissent de s’exprimer à l’aide d’un jargon en anglais, le devoir du traducteur est d’adopter un jargon équivalent en français. Mais il y a jargon et jargon. Le jargon de la traduction ci-dessus est un jargon bourré d’anglicismes. Pour rester plus proche du jargon anglais, je tolérerais à la limite quelque chose comme :

Le gouvernement du Canada impose une exigence de divulgation par anticipation des informations liées aux finances et aux ressources humaines par les ministères et les organismes.

Mais je n’irais pas plus loin et je ne vois vraiment pas la nécessité d’introduire dans la langue française un adjectif (proactif) qui ne sera jamais quelque chose qui se dira naturellement et qui sera toujours un anglicisme de jargonneur.

efficace (effective)

Il n’est pas naturel d’utiliser systématiquement « efficace » en français quand l’anglais utilise « effective ».

La rédaction d’un article complet examinant sous toutes leurs coutures les questions de langue relatives aux termes anglais efficient, effective, efficacious — que sais-je encore ? — et à leurs équivalents français exigerait un travail bien trop important pour moi dans le cadre de ce site. Je voudrais simplement signaler quelques points qui me paraissent évidents et qui semblent pourtant être trop pourtant ignorés par les locuteurs francophones influencés par l’anglais et en particulier par les traducteurs.

Tout d’abord, il est faux de penser que l’équivalent français d’effective est systématiquement efficace. Prenons l’exemple suivant :

Participants will learn how to write more clearly and concisely to ensure effective communication with managers, colleagues, clients and the general public

Faut-il vraiment se précipiter ici sur l’adjectif français efficace pour rendre l’anglais effective ?

Les participants acquerront des connaissances et des compétences afin de communiquer efficacement par écrit avec leurs gestionnaires, collègues et clients ainsi qu’avec le grand public.

De mon point de vue, la réponse est non. Parler d’une communication « efficace » n’est pas faux en soi, mais décrit le phénomène sous un angle qui ne correspond pas nécessairement à ce qui se dirait le plus naturellement en français. Peut-on vraiment dire que la communication produit nécessairement un « effet » ? Pour moi, un phénomène comme la communication est quelque chose de plus complexe qu’un processus qu’on aborderait sous le seul angle de l’effet qu’il produit et, quand l’anglais utilise l’adjectif effective pour décrire la communication, il n’aborde pas nécessairement le phénomène sous ce seul angle.

La définition de l’adjectif effective en anglais est certes assez proche de celle de l’adjectif efficace en français, puisqu’elle dit qu’il décrit quelque chose qui réussit à produire le résultat attendu ou souhaité. Mais il me semble que, dans la langue courante, en anglais, l’adjectif met davantage l’accent, sur le plan sémantique, sur la réussite que sur le résultat, alors que l’adjectif efficace en français met plus l’accent sur l’effet et sur l’économie de moyens.

Du coup, je trouve qu’ils ne sont pas nécessairement équivalents. Dans un cas comme celui de la communication, dans l’exemple ci-dessus, on se s’intéresse pas exclusivement à l’effet de la communication et on ne l’envisage pas seulement sous l’angle de l’économie de moyens. Ce qu’on veut dire, c’est que les gens arrivent bien à communiquer entre eux, que la communication se fait bel et bien. Il me semble qu’il serait plus approprié de dire quelque chose comme :

Les participants acquerront des connaissances et des compétences leur permettant d’assurer une bonne communication par écrit avec leurs gestionnaires, collègues et clients, ainsi qu’avec le grand public.

En français, en effet, on parle plus naturellement de bonne ou de mauvaise communication que de communication efficace ou inefficace. La distinction peut paraître subtile, mais elle est à mon avis essentielle.

Et il y a — toujours à mon avis — de nombreux autres cas semblables, où, lorsque l’anglais dit effective, le français aura naturellement tendance à dire tout simplement bon ou bien. Du coup, recourir systématiquement à efficace en français me paraît maladroit et non naturel.

J’irais même plus loin. Il y a certains cas où l’équivalent français de l’anglais effective est tout simplement… rien du tout. Prenons l’exemple suivant :

The presence of anxiety or depression indicates that the person is experiencing stress and is unable to manage the situation effectively.

Va-t-on vraiment utiliser efficace ici en français ?

La présence de l’anxiété ou de la dépression indique que la personne est en situation de stress et n’arrive pas à gérer la situation *efficacement.

Pour moi, la réponse est non et l’équivalent français d’une telle phrase est tout simplement :

La présence de l’anxiété ou de la dépression indique que la personne est en situation de stress et n’arrive pas à gérer la situation.

Le fait même de dire ici n’arrive pas indique déjà l’idée de non-réussite qui est, comme je l’ai dit ci-dessus, l’aspect central du sens du mot effective en anglais. Il est donc redondant d’ajouter quoi que ce soit et à mon avis, dans ce cas-ci, l’emploi d’efficace en français est carrément une faute. On pourrait à la limite dire :

La présence de l’anxiété ou de la dépression indique que la personne est en situation de stress et n’arrive pas à bien gérer la situation.

Mais cela me paraît redondant.

Comme je l’ai dit au début de cet article, il y aurait bien d’autres choses à dire sur la famille d’adjectifs effective, efficient, etc. avec leurs multiples dérivés (substantifs, adverbes, etc.) et leurs équivalents en français. Mais si on prend comme point de départ l’idée que l’adjectif effective ne se rend pas nécessairement par efficace en français, on fait déjà un grand pas en vue de préserver le caractère naturel de la langue française dans ce qu’on dit et ce qu’on écrit et d’éviter l’influence excessive de l’anglais.

soumission (submission)

En dehors du domaine du droit administratif, « soumission » est un anglicisme à éviter.

Au sens premier du terme (« disposition à se soumettre, à obéir à quelqu’un »), il y a bien équivalence entre l’anglais submission et le français soumission — quoique l’anglais ait aussi tendance à utiliser submissiveness, qui semble indiquer plus clairement que le terme décrit une qualité ou caractéristique (abstraite) et non un objet (concret).

C’est précisément du côté concret des choses que la situation se gâte. En anglais (to submit) comme en français (soumettre), on peut utiliser le verbe pour indiquer l’acte de « présenter, proposer quelque chose à l’examen, au jugement ou au choix de quelqu’un ». Il semble donc naturel d’utiliser le substantif pour décrire la chose (l’objet) qu’on propose à quelqu’un d’examiner. En anglais, on trouvera donc submission dans ce sens :

Submissions Received by the Task Force
Submission to the Access to Information Review Task Force
SUMMARY OF SUBMISSION (as prepared by the Task Force)
The NGO Working Group on the Export Development Corporation (EDC) demands the EDC be regulated under the Access To Information Act, indicates it would like to see the Act reinforced and a limiting of necessary exemptions. In particular, the Group’s submission supports including institutions that receive federal funding, under the ATI Act. A number of recommendations are made by the Group relating to coverage of the Act, exemptions, Third Party information, public interest override, repeal of s. 24, and mandate and powers of the Commissioner.
Full Submission […]

Et malheureusement, sous l’influence de l’anglais, on trouve aussi soumission dans ce sens. Mais si l’on examine attentivement les définitions des dictionnaires, on constate que le substantif n’est pas utilisé dans ce sens dans la langue courante. Il sert principalement à décrire soit l’acte de se soumettre soit l’aptitude à se soumettre, en tant que personne, à l’autorité ou au pouvoir d’autrui.

Que faut-il dire alors en français ? L’hésitation du traducteur de l’extrait ci-dessus est révélatrice. Voici ce que dit la page française équivalente :

Observations reçues par le Groupe d’étude
*Soumission au Groupe d’étude de l’accès à l’information
RÉSUMÉ DE LA PRÉSENTATION (tel que préparé par le Groupe d’étude de l’accès à l’information)
Le Groupe de travail des ONG sur la Société pour l’expansion des exportations (SEE), qui exige que la SEE soit réglementée par les dispositions de la Loi sur l’accès à l’information, indique qu’il souhaiterait que la Loi soit renforcée et que les exemptions nécessaires soient limitées. Les auteurs de la *soumission du Groupe donnent plus particulièrement leur appui à la proposition d’assujettir les institutions recevant des subventions fédérales à la Loi sur l’accès à l’information. Le Groupe formule également un certain nombre d’autres recommandations relatives au champ d’application de la Loi, aux exemptions, aux renseignements de tiers, à une clause dérogatoire d’intérêt public, à l’abrogation de l’article 24 ainsi qu’au mandat et aux pouvoirs du Commissaire,
*Soumission complète […]

C’est assez remarquable. En l’espace de quelques paragraphes, il a réussi à proposer trois traductions différentes (observation, soumission et présentation) pour le même terme décrivant la même chose !

S’il avait fait preuve d’un peu plus de sérieux, il aurait pu fixer son choix sur un terme comme présentation ou proposition. En effet, contrairement à soumettre, présenter et proposer se prêtent bel et bien à la substantivation. Autrement dit, en français, on ne peut pas soumettre une *soumission, mais on peut bel et bien présenter une présentation et proposer une proposition. Il aurait donc été bien plus naturel d’écrire ici quelque chose comme :

Propositions reçues par le Groupe d’étude
Proposition au Groupe d’étude de l’accès à l’information
RÉSUMÉ DE LA Proposition (tel que préparé par le Groupe d’étude de l’accès à l’information)
Le Groupe de travail des ONG sur la Société pour l’expansion des exportations (SEE), qui exige que la SEE soit réglementée par les dispositions de la Loi sur l’accès à l’information, indique qu’il souhaiterait que la Loi soit renforcée et que les exemptions nécessaires soient limitées. Les auteurs de la proposition du Groupe donnent plus particulièrement leur appui à la proposition d’assujettir les institutions recevant des subventions fédérales à la Loi sur l’accès à l’information. Le Groupe formule également un certain nombre d’autres recommandations relatives au champ d’application de la Loi, aux exemptions, aux renseignements de tiers, à une clause dérogatoire d’intérêt public, à l’abrogation de l’article 24 ainsi qu’au mandat et aux pouvoirs du Commissaire,
Proposition complète […]

Comme, si l’on consulte le reste de la page, on constate que cette proposition contient en réalité une série de recommandations, on aurait également pu utiliser ici recommandations (au pluriel).

Je reconnais, cependant, qu’il est quelque peu arbitraire d’accepter la substantivation (pour décrire l’objet concret) pour des verbes comme présenter, proposer et recommander et de la refuser pour soumettre. C’est là une illustration du côté arbitraire de la langue. Elle n’est pas toujours parfaitement logique.

Cela signifie que, à terme, il est possible que, par analogie, soumission au sens concret de « chose soumise à l’examen de quelqu’un » finisse par être accepté. Il y a d’ailleurs déjà un domaine (le droit administratif) où cet usage semble être reconnu et accepté (soumission ayant le sens concret d’« acte écrit par lequel un concurrent à un marché par adjudication fait connaître ses conditions et s’engage à respecter les clauses du cahier des charges »).

Cependant, il est impossible de nier que, en l’état actuel des choses, cet emploi se fait principalement, dans les domaines autres que le droit administratif, sous l’influence de l’anglais et est donc un anglicisme relevant de la catégorie des faux amis.

Je reconnais également, par ailleurs, qu’il y a des cas où ni présentation ni proposition ne fonctionnent bien comme équivalent de submission (au sens concret) en français. On a souvent, par exemple, au Canada, des processus de consultation lors desquels on invite le grand public ou un groupe de parties intéressées à soumettre des commentaires et des suggestions sur un sujet d’actualité ou une question de politique publique. Ce type de commentaire ou de suggestion, qui prend généralement la forme d’un texte écrit envoyé par la poste ou par voie électronique, ne peut pas être décrit comme étant une proposition, à moins qu’il contienne effectivement une argumentation proposant de faire quelque chose. Il ne peut pas vraiment non plus être décrit comme étant une présentation. Ce dernier terme décrit en effet plutôt un processus d’exposition en public qu’un document écrit présentant des arguments.

Ce genre de situation explique que les traducteurs et autres francophones influencés par l’anglais soient parfois tentés d’utiliser soumission au sens concret. Mais il convient à mon avis de continuer de résister à la tentation, du moins pour le moment. Dans ce cas particulier, on peut tout aussi bien parler simplement d’envoyer par écrit des commentaires ou des suggestions et décrire ce que les gens ont envoyé concrètement à l’aide du même terme. Et, comme le montre l’exemple ci-dessus, il y a encore d’autres possibilités, selon le contexte, comme le terme recommandation, si le document soumis en contient une.

Comme toujours pour les problèmes de langue un peu délicats, où il n’existe pas d’équivalent direct d’un terme dans la langue d’arrivée, tout dépend du contexte.

compter pour (to account for)

Faux ami si répandu que les francophones du Canada l’utilisent même quand l’original anglais n’utilise pas la tournure anglaise.

On a ici un exemple classique de faux ami grammatical, où le verbe par lui-même peut être un équivalent de l’anglais, mais pas quand il est construit avec une préposition particulière.

Je prends comme presque toujours un exemple tiré des sites bilingues du gouvernement fédéral du Canada. Voici l’original anglais :

Oils account for 58% of the total number of spills reported.

Et voici le pendant français :

Les huiles *comptent pour 58 p. 100 du nombre total de déversements déclarés.

Malheureusement, s’il existe bien une tournure compter pour en français, elle n’est jamais utilisée dans le sens que l’anglais donne ici à la tournure to account for, c’est-à-dire le sens de « représenter » :

Les huiles représentent 58 p. 100 du nombre total des déversements déclarés.

(Je ne m’attarde pas ici sur la question de savoir si le terme huile est acceptable dans ce contexte. C’est un autre débat.)

Le seul cas où, en français, compter pour semble avoir un sens à peu près équivalent est celui des expressions toutes faites compter pour rien et compter pour du beurre, qui relèvent du langage familier (et dont l’équivalent anglais n’utilise pas la tournure to account for). Mais en réalité les occurrences de la tournure compter pour en français correspondent à un sens nettement différent, qui est celui de « considérer ».

Le Grand Robert cite par exemple il le compte pour mort, signifiant « il considère qu’il est mort ». Et il donne également, sous la même rubrique, les tournures compter quelque chose pour rien et compter quelque chose pour du beurre, au sens de « considérer quelque chose comme négligeable » (toujours dans le registre familier).

Les expressions toutes faites compter pour rien et compter pour du beurre sont donc en fait simplement des formes intransitives de ces mêmes tournures, et le sens est plutôt « être considéré comme négligeable » que « ne rien représenter ». Je dirais donc que, même dans ces expressions figées du registre familier, la tournure compter pour ne correspond pas à l’anglais to account for.

(La tournure anglaise to account for a bien entendu encore d’autres sens sans aucun rapport, qui relèvent du sens de « rendre compte de », « être responsable de » du verbe.)

Le pire est que ce faux ami est tellement répandu chez les francophones du Canada qu’on le trouve désormais sous leur plume même quand ils traduisent des textes anglais qui n’utilisent pas la tournure to account for.

Voici un autre exemple en anglais :

Alberta’s share is 68%.

Et le pendant français :

L’Alberta compte pour 68 p.100 du total.

Bien entendu, l’équivalent français correct serait :

L’Alberta représente 68 p. 100 du total.

ou encore :

La part de l’Alberta est de 68 p. 100.

Le fait que le traducteur francophone a ici utilisé compter pour est révélateur. Il a tellement entendu cette tournure qu’il pense qu’elle est correcte et l’utilise même dans des contextes où son utilisation n’est pas due à l’influence directe de l’anglais.

L’influence est indirecte et encore plus sournoise.