augmenter/accroître (to increase)

Spéculations concernant l’influence de l’anglais dans l’emploi abusif du transitif « accroître » pour rendre « to increase » au Canada francophone.

L’une des choses les plus instructives pour moi dans mon exploration des problèmes de la francophonie en Amérique du Nord, c’est d’examiner les révisions qu’apportent d’autres traducteurs à mes traductions, quand ces dernières font l’objet d’une révision et qu’on daigne m’informer des résultats.

Le sujet qui m’intéresse aujourd’hui est celui des différentes façons de rendre l’anglais to increase en français.

Voici l’exemple qui constitue le point de départ de ma réflexion :

The board adopted an immunization strategy that aims to increase needles in arms.

Voici ma traduction :

Le conseil a adopté une stratégie d’immunisation visant à faire augmenter le nombre de vaccinations.

Et voici la révision apportée par le réviseur :

Le conseil a adopté une stratégie d’immunisation visant à accroître le nombre de vaccinations.

Pour moi, il y a plusieurs raisons pour lesquelles cette révision pose problème.

Pour commencer, il y a le fait que faire augmenter n’est pas faux. Je sais bien (d’après ma propre expérience) que, quand on est payé pour réviser la traduction de quelqu’un d’autre et qu’il s’avère que cette traduction ne contient pas d’erreur grossière, on est tenté de « corriger » des choses moins évidentes, parce qu’on se dit que, si on ne corrige rien, la personne qui nous paie risque de se demander si on a vraiment fait le travail demandé.

Indépendamment de cela, le réviseur est également souvent tenté de « corriger » des choses qui ne semblent pas fausses a priori, mais qui ne correspondent pas à la façon dont il aurait lui-même traduit le texte. Il s’appuie tout naturellement sur sa propre façon de traduire comme référence et considère que son travail de révision consiste à faire en sorte (dans la mesure du raisonnable) que la traduction qu’il a à réviser se rapproche autant que possible de celle qu’il aurait produite lui-même.

Tout cela est bien beau, mais cela suppose évidemment que le réviseur lui-même soit un traducteur hors pair ou, du moins, un meilleur traducteur que le traducteur dont il révise le travail — et en particulier que les choix de traduction que le réviseur lui-même ferait instinctivement soient systématiquement meilleurs que ceux qui ont été faits par le traducteur initial.

Comme il est hors de question (pour des raisons évidentes) que le réviseur se livre, pour chacune des révisions qu’il apporte, à un raisonnement explicite confirmant son propre choix et encore moins qu’il refasse, pour chaque révision, tout le travail de recherche lexicographique ou grammaticale visant à vérifier qu’il a bien raison de faire la révision, il est normal que le réviseur se fie à son propre sens plus ou moins intuitif de la bonne façon de dire les choses. Autrement dit, le réviseur considère naturellement que la façon de dire qui lui vient intuitivement à l’esprit pour rendre un terme anglais ou une expression anglaise en français est la bonne et il ne se pose pas nécessairement, à chaque fois, la question de savoir si cette intuition est juste.

Or il arrive fréquemment, en ce qui me concerne, que la question se pose pour les révisions que certains réviseurs apportent à mes traductions. Si vous avez lu d’autres articles du présent site ou le manifeste, vous savez pourquoi. La situation du français au Canada est telle que les plus chevronnés des traducteurs et réviseurs (moi compris !) ne sont pas eux-mêmes à l’abri du risque de faire des erreurs liées à l’influence pernicieuse de l’anglais. Quand on vit et travaille dans une telle situation, il est indispensable de se remettre systématiquement en question.

Qu’en est-il exactement dans le cas qui nous concerne ici ? Le verbe anglais to increase est à la fois transitif et intransitif. C’est également le cas pour le verbe français augmenter. Quant à croître, il est uniquement intransitif et son pendant transitif est accroître.

Dans l’exemple ci-dessus, le verbe anglais to increase est bien entendu transitif. Pourquoi, alors, ne peut-on pas simplement utiliser le verbe français augmenter dans sa forme transitive ?

Le conseil a adopté une stratégie d’immunisation visant à *augmenter le nombre de vaccinations.

C’est ici que les choses commencent à devenir plus subtiles… et que les dictionnaires commencent à montrer leurs limites. Vous ne trouverez pas dans les dictionnaires, en particulier, d’explication concernant le fait que le transitif augmenter suppose une action directe du sujet sur l’objet. On dira, par exemple, que le gouvernement augmente le salaire minimum quand il impose lui-même aux employeurs cette augmentation de salaire. Autrement dit, dans le transitif augmenter, le sujet agit directement sur l’objet.

Dans le cas qui nous intéresse ici, il n’y a pas d’action directe du sujet (la stratégie et donc le conseil dont elle émane) sur l’objet (le nombre de vaccinations). Le conseil n’administre pas lui-même les piqûres. Il prend des mesures incitant les services de santé à vacciner les gens et incitant les gens eux-mêmes à se faire vacciner (ou à faire vacciner leurs enfants).

L’augmentation du nombre de vaccinations n’est donc pas une action directe des autorités et de la stratégie qu’elles emploient, mais le résultat indirect des mesures incitatives. C’est de là que vient mon choix d’utiliser la tournure faire augmenter.

L’un des problèmes liés à l’influence de l’anglais est qu’on a trop souvent tendance, au Canada francophone, à chercher, quand l’anglais utilise un seul mot, à utiliser un seul mot en français aussi. Rien ne permet cependant de prédire l’équivalence systématique du nombre de mots. Il est bien connu que les traductions françaises sont généralement de quinze à vingt pour cent (sinon plus) plus longues que les originaux anglais. Même si ce n’est pas une excuse pour produire des traductions à rallonge et pour ne pas s’efforcer d’exprimer les choses de façon concise en français, cela reste une vérité incontournable : il faut généralement plus de mots en français qu’en anglais pour dire la même chose (entre autres parce que la richesse lexicale de l’anglais est nettement supérieure à celle du français et permet donc d’en dire plus en moins de mots).

Je ne peux pas m’empêcher de penser que l’une des raisons pour lesquelles le réviseur a choisi ici de « corriger » faire augmenter en le remplaçant par accroître est que l’anglais n’utilise qu’un mot (increase) pour exprimer tout l’éventail des nuances d’action directe ou indirecte du sujet sur l’objet.

Cela ne serait évidemment pas si problématique (simplement fastidieux) si la correction n’était pas elle-même douteuse. Le verbe français accroître est certes le pendant transitif de croître. Mais est-il vraiment approprié ici ? À mon avis, non. De même que les intransitifs augmenter et croître ne sont pas interchangeables, les transitifs faire augmenter (ou augmenter) et accroître ne le sont pas non plus. On parle ainsi de croissance de l’emploi ou de l’économie, mais d’augmentation des prix ou des salaires. On parle de croissance d’un enfant ou d’une plante, mais d’augmentation de la surface, du volume, de la durée, etc. La différence est subtile, mais elle existe.

Il faudrait tout un travail lexicographique qui dépasse mes capacités ici pour expliquer les différences de sens et d’usage entre croissance et augmentation et les verbes correspondants. Disons, pour faire simple, que le terme de croissance a intrinsèquement des connotations positives et « organiques », alors que le terme augmentation est plus « neutre » et plus « technique » (plus « mathématique »).

C’est pour cela que je considère ici que la correction de mon réviseur est abusive. On ne dira pas que le nombre de vaccinations croît, mais qu’il augmente, en particulier parce que c’est sous l’angle mathématique des autorités administratives qu’on l’envisage. Ce qui intéresse les autorités ici, c’est un chiffre et non un phénomène envisagé sous un angle plus ou moins « organique », c’est-à-dire comme un organisme en phase de développement. (Il y a aussi, de façon sous-jacente, une opposition entre accroissement non comptable et comptable.)

Pour moi, le transitif accroître a évidemment son utilité et ses usages en français, mais il n’est certainement pas le choix par défaut pour rendre le transitif anglais to increase en français. Or je constate depuis des années qu’il est couramment utilisé au Canada francophone pour rendre le transitif anglais dans le sens d’une action indirecte, comme si la tournure faire augmenter n’existait pas et comme s’il fallait absolument rendre le mot anglais par un seul mot en français.

(L’une des autres bizarreries lexicales comparables que je rencontre régulièrement depuis que je travaille dans la traduction au Canada est l’emploi abusif de rehausser pour rendre l’anglais to improve ou to enhance. Mais ce sera pour un autre article…)

Adjectif et structure du groupe nominal

La fonction grammaticale d’adjectif peut elle-même être considérée comme une fausse amie.

Il m’arrive régulièrement, dans mon travail de traducteur, de rencontrer des listes d’éléments textuels qui s’appuient souvent, en anglais, sur la capacité qu’a cette langue d’exprimer de nombreuses informations sous forme condensée, en particulier en raison de conventions grammaticales concernant la forme et la place de l’adjectif dans le groupe nominal.

Voici l’exemple d’une liste que je rencontre aujourd’hui même :

• Monitoring and evaluation
Annual planning and priority setting
• Regular public reporting

Ce qui m’intéresse ici en particulier, c’est le deuxième élément. Il est clair pour moi que l’adjectif annual s’applique à l’ensemble du groupe nominal, c’est-à-dire aux deux substantifs coordonnés, planning et priority setting.

Ceci peut poser problème quand il s’agit de rendre un tel élément en français. En effet, en français, l’adjectif se place généralement après le substantif et s’accorde en genre et en nombre avec le ou les substantifs qu’il qualifie.

Si on cherchait donc à traduire littéralement cet élément qui m’intéresse, cela donnerait quelque chose comme :

• planification et définition des priorités *annuelles

Il va sans dire que c’est éminemment bancal, et même ambigu, puisque, priorités ayant le même genre et le même nombre que les substantifs coordonnés planification et définition, on ne sait plus, à la lecture d’une telle expression, ce que annuelles qualifie vraiment. (L’anglais souffre lui-même, bien entendu, de ses propres problèmes d’ambiguïté, puisque la position de l’adjectif et l’absence d’accord font qu’on ne peut pas être certain — dans cet exemple — de savoir si l’adjectif s’applique aux deux substantifs coordonnés ou seulement au premier. Ce qui permet de décider, c’est le contexte.)

Comment s’en sortir ici pour rendre une telle coordination en français ? Il faut, selon moi, comme souvent, oser s’écarter de la traduction littérale et adopter une structure correspondant à ce qu’on dirait plus naturellement en français, tout en se gardant bien sûr de déformer l’original anglais. Dans ce cas particulier, j’aurais tendance à adopter l’approche suivante :

travail annuel de planification et de définition des priorités

Comme on le voit, j’ai ici décidé d’expliciter l’implicite, ce à quoi s’applique vraiment l’adjectif annuel, à savoir la combinaison des deux substantifs, que je choisis d’exprimer à l’aide du substantif travail. (On pourrait aussi dire quelque chose comme processus ou démarche.)

Bien entendu, cette explicitation de l’implicite rallonge le texte. Mais c’est inévitable. Il y a toutes sortes de considérations (lexique, grammaire, etc.) qui font que, pour rendre naturellement en français ce que dit l’anglais, il faut en moyenne un texte qui est plus long de 20 à 25 pour cent. C’est une réalité universellement reconnue et acceptée, sauf par des gens comme les graphistes et autres prétendus spécialistes en communication, en particulier au Canada, qui prétendent parfois pouvoir imposer aux francophones des limites d’espace et de nombre de mots qui sont acceptables en anglais mais absurdes en français. (J’ai rencontré plusieurs personnes de cette catégorie au fil de ma carrière de traducteur. Je ne dis pas qu’il n’est jamais possible d’utiliser en français un nombre de mots équivalent à celui de l’original anglais. Il est même parfois possible d’utiliser moins de mots en français qu’en anglais ! Mais c’est quand même assez rare.)

Pour revenir à ce qui nous intéresse ici, ce qui est un faux ami, ce n’est pas un mot particulier, mais bel et bien la fonction grammaticale de l’adjectif, qui semble être comparable en anglais et en français, alors qu’elle présente des différences fondamentales (place, accords, etc.), dont l’impact peut rejaillir sur toute la phrase ou du moins sur tout le syntagme dont l’adjectif fait partie.

Ces différences font souvent que, pour exprimer les choses en français, il faut éviter de se laisser influencer par la grammaire anglaise et s’efforcer de trouver une façon naturelle de dire les choses dans la langue dans laquelle on parle, quelles que soient les considérations relatives à l’espace ou au nombre de mots qu’on essaye, par ignorance, de nous imposer.