Coordination et prépositions [1]

L’anglais autorise des coordinations qui sont impossibles en français. Il faut donc trouver une autre solution.

Le passage de l’anglais au français pose souvent des problèmes liés à la coordination et à l’utilisation de prépositions.

Le cas qui m’intéresse aujourd’hui est celui de la coordination de verbes qui sont tous transitifs directs en anglais, mais dont les équivalents français ne sont pas tous transitifs directs.

Voici un exemple typique :

What will change is that you’ll soon enter, access and manage all of this information on TIENET.

Les trois verbes anglais utilisés ici (to enter, to access et to manage) sont tous trois transitifs, de sorte qu’il est facile de les coordonner et d’éviter de répéter le complément d’objet direct (all this information).

Malheureusement, parmi ces trois verbes, deux ont un équivalent français qui est lui aussi transitif (to enter = saisir et to manage = gérer), mais l’équivalent français du troisième (to access) est un verbe transitif indirect : accéder à + quelque chose.

Que faire alors pour reproduire la coordination en français ? Il est impossible de calquer directement la syntaxe anglaise et d’écrire :

Ce qui va changer, c’est que vous allez bientôt *saisir, accéder à et gérer toutes ces informations sur TIENET.

La règle générale en français dans le domaine de la coordination est en effet qu’il est impossible de coordonner des éléments hétérogènes. Lorsqu’on veut coordonner plusieurs éléments dans une phrase en français, il faut que ces éléments soient homogènes et se construisent de façon identique sur le plan grammatical. Comme accéder est transitif indirect et exige la préposition à et que saisir et gérer sont transitifs directs, la coordination telle qu’elle se présente ci-dessus est impossible. (On ne peut pas séparer la préposition de ce qui la suit.)

Il existe plusieurs solutions au problème, qui sont plus ou moins élégantes et naturelles en français.

La première consiste à tricher en changeant l’ordre des éléments coordonnés de façon à ce que l’élément qui exige une préposition (accéder ici) se retrouve à la fin de la liste et que sa préposition ne soit donc plus séparée du complément :

Ce qui va changer, c’est que vous allez bientôt *saisir, gérer et accéder à toutes ces informations sur TIENET.

Pour moi, cependant, cette solution n’est pas acceptable, parce que, en français, cette structure implique que les trois verbes coordonnés se construisent tous avec la préposition à, ce qui est évidemment faux.

La deuxième solution consiste à respecter strictement la règle qui veut qu’on ne coordonne que des éléments compatibles et à répéter donc le complément deux fois :

Ce qui va changer, c’est que vous allez bientôt saisir et gérer toutes ces informations et accéder à ces informations sur TIENET.

Ce n’est pas faux, mais c’est malheureusement très lourd et maladroit et cela force aussi à changer l’ordre de la coordination, ce qui n’est pas toujours souhaitable.

La solution que je privilégierais ici est de remplacer le verbe transitif indirect accéder à par un verbe transitif à peu près synonyme. Dans ce cas particulier, je dirais quelque chose comme :

Ce qui va changer, c’est que vous allez bientôt saisir, consulter et gérer toutes ces informations sur TIENET.

Le verbe consulter est ici, pour moi, à peu près synonyme d’accéder à. Je note d’ailleurs que l’anglais à tendance à utiliser le verbe to access plus fréquemment que le français utiliser accéder. Mon impression est que accéder est plus souvent utilisé au sens propre en français (celui d’un accès physique à un lieu), alors que to access est très souvent utilisé en anglais dans un sens figuré. (Les informations ne sont pas un lieu auquel on accède physiquement.)

Comme souvent, il faut donc ici oser s’écarte quelque peu d’une traduction littérale pour produire quelque chose qui est à la fois plus naturel et moins lourd en français.

Mais il faut bien aussi reconnaître que la solution proposée ici est propre à l’exemple particulier fourni. Il n’y a pas de solution universelle qu’on puisse appliquer dans tous les cas. Il est fort possible, par exemple, de rencontrer en anglais une phrase coordonnant des éléments hétéroclites pour lesquels il est impossible de trouver une série d’éléments homogènes correspondants en français. Après tout, il existe de nombreux verbes qui sont transitifs directs dans une langue et transitifs indirects dans l’autre. Ils n’ont pas tous des synonymes qui relèvent de la même catégorie grammaticale en français.

Dans ce cas, on retombe sur la solution précédente, qui oblige à faire des répétitions et à alourdir le texte. Il convient, cependant, d’éviter cette lourdeur dans la mesure du possible.

Another… is…

Un autre exemple de décalage entre l’élément central sur le plan syntaxique et l’élément central sur le plan sémantique, débouchant sur un faux ami syntaxique entre l’anglais et le français.

Voici un exemple de phrase anglaise avec une syntaxe qui peut poser problème en français si on la reproduit trop littéralement :

Another area that needs weatherproofing is the entry door.

Comme on l’imagine facilement, le contexte est un document dans lequel on évoque différentes façons d’isoler une maison pour la protéger des intempéries.

Face à une telle phrase, on pourrait être tenté, en français, d’écrire quelque chose comme :

*Un autre endroit qu’il faut isoler est la porte d’entrée.

Pour moi, cependant, cette tournure n’est pas naturelle en français.

Pourtant, quand on a une structure comme :

There are two ways to do this. One is X. The other way to do it is Y.

il est tout à fait possible de dire en français :

Il y a deux façons de faire cela. L’une est X. L’autre façon de le faire est Y.

Autrement dit, avec l’article défini, la situation est différente. Pourquoi ?

Le problème relève d’un phénomène que nous avons déjà rencontré auparavant (par exemple dans le dernier article sur l’expression de la cause) et qui concerne le décalage entre l’élément central sur le plan grammatical ou syntaxique et l’élément central sur le plan sémantique.

La syntaxe anglaise autorise souvent de tels décalages, alors que la syntaxe française exige plus souvent que l’élément central sur le plan sémantique coïncide avec l’élément central sur le plan syntaxique.

Or, quand on regarde le premier exemple donné ci-dessus, on constate qu’il y a bien un tel décalage et que c’est précisément ce décalage qui rend le calque de la syntaxe anglaise peu naturel en français. En effet, quand l’anglais dit Another… is…, le verbe de la phrase est le verbe être (to be), mais l’affirmation centrale de la phrase ne se situe pas dans ce verbe. Elle se situe dans le déterminant another. Autrement, l’information centrale dans cette phrase est le fait même qu’il existe un autre endroit à isoler et non l’identité de cet autre endroit (ce qu’il est, c’est-à-dire la porte d’entrée).

C’est pour cela qu’on ne peut pas reproduire la syntaxe anglaise littéralement en français. Au lieu de cela, il faut rétablir sur le plan syntaxique le caractère central du fait qu’il existe un autre endroit à isoler. On dira donc quelque chose comme :

Il y a un autre endroit qu’il faut isoler : la portée d’entrée.

Ou encore :

La portée d’entrée est un autre endroit qu’il faut isoler.

À l’inverse, dans l’exemple ci-dessus de structure avec l’article défini, ce n’est pas le fait qu’il existe deux façons de faire la chose. L’existence des deux façons est établie par la première phrase. Ce que font les deux phrases suivantes, c’est définir ce que sont ces deux façons de la faire, dire ce qu’elles sont. Dans ce cas, il est donc tout à fait approprié de reproduire la syntaxe anglaise et de garder la structure L’autre… est… pour rendre l’anglais The other… is…

Ce problème du décalage entre la syntaxe/grammaire et le sens est à mon avis un aspect essentiel de l’anglais qui explique un grand nombre de problèmes de traduction et qui fait de nombreuses structures anglaises des fausses amies syntaxiques ou grammaticales en français.

Expression de la cause [1]

Il y a différentes façons d’exprimer la cause, en anglais comme en français, mais chaque langue a ses propres tournures et on ne peut calquer celles d’une autre langue.

Dans chaque langue, il existe de multiples façons d’exprimer les liens de cause à effet. Mais il y a des structures propres à chaque langue dont il faut se méfier, parce que leur calque dans une autre langue ne correspond pas nécessairement à la façon naturelle d’exprimer la cause dans cette langue.

Prenons l’exemple de l’énoncé anglais suivant :

A new model would provide an opportunity to address inconsistencies in the existing model and changes which have occurred since the original model was developed.

Ce n’est exprimé explicitement dans aucun mot grammatical dans cette phrase, mais il y a bel et bien un lien de cause à effet. C’est à cause de (ou plutôt grâce à) l’adoption d’un nouveau modèle qu’on aurait l’occasion d’éliminer les incohérences, etc.

Mais cela va même plus loin. Non seulement la phrase ne contient pas de mot grammatical exprimant la cause, mais la véritable cause est non pas le modèle : c’est sa nouveauté, son renouvellement. C’est donc ici l’adjectif new qui exprime la cause. Il y a ainsi comme un décalage entre l’élément central sur le plan grammatical et l’élément central sur le plan sémantique, que nous avons déjà rencontré dans un article précédent.

Or il est selon moi inacceptable d’utiliser une structure semblable en français pour exprimer implicitement la cause :

*Un nouveau modèle offrirait l’occasion d’éliminer les incohérences du modèle existant et de tenir compte des changements qui se sont produits depuis l’élaboration du modèle initial

Au lieu de cela, en français, il faut, comme souvent lors du passage de l’anglais au français, expliciter l’implicite ou, plus exactement, faire coïncider l’élément central sur le plan grammatical avec l’élément central sur le plan sémantique. Il faut donc ici rendre l’adjectif new par un substantif, par exemple :

L’adoption d’un nouveau modèle offrirait l’occasion d’éliminer les incohérences du modèle existant et de tenir compte des changements qui se sont produits depuis l’élaboration du modèle initial.

Bien entendu, on pourrait aller encore plus loin et expliciter carrément le lien de cause à effet à l’aide d’un mot grammatical exprimant la cause :

On pourrait, grâce à l’adoption d’un nouveau modèle, éliminer les incohérences du modèle existant et de tenir compte des changements qui se sont produits depuis l’élaboration du modèle initial.

(Cela oblige à trouver un nouvel agent — on — pour le verbe principal, mais c’est quelque chose qui arrive très souvent lors du passage de l’anglais au français, en particulier quand il s’agit de rendre de façon naturelle une tournure anglaise au passif en français, mais aussi, comme ici, quand le sujet sémantique du verbe ne coïncide pas avec son sujet grammatical.)

Mais une telle explicitation de l’implicite ne me paraît pas indispensable. Le lien de cause à effet peut rester implicite en français aussi. Ce qui ne peut pas être maintenu en l’état (c’est-à-dire calqué de l’anglais), c’est le décalage entre l’élément central sur le plan grammatical et l’élément central sur le plan sémantique.

Je note enfin, pour terminer, qu’il y a d’autres façons encore de rétablir le caractère naturel de l’expression implicite du lien de cause à effet ici, sans nécessairement utiliser un mot grammatical exprimant de façon évidente ce lien. On peut aussi, par exemple, dire tout simplement :

Avec un nouveau modèle, on pourrait éliminer les incohérences du modèle existant et tenir compte des changements qui se sont produits depuis l’élaboration du modèle initial.

Ici, nouveau modèle se retrouve dans un complément circonstanciel exprimant (indirectement) un lien de cause à effet, simplement grâce à la préposition avec. On continue d’utiliser ici l’adjectif nouveau sans que cela pose problème, parce que le détachement sous la forme d’un complément circonstanciel a, comme dans les autres solutions ci-dessus, pour effet de faire ressortir le lien de cause à effet. Le français a, comme l’anglais, de multiples façons d’exprimer directement ou indirectement la cause, et il ne faut pas hésiter à varier les plaisirs en recourant à ces différentes tournures. Il faut simplement éviter de calquer en français des tournures anglaises qui ne sont pas naturelles dans la syntaxe française.

responsable de + complément

La grammaire anglaise est plus souple et autorise le gérondif après l’adjectif « responsible ». Le français n’offre pas une telle souplesse.

L’adjectif anglais responsible et l’adjectif français responsable ont fondamentalement le même sens. Ils ne sont donc pas des faux amis sur le plan purement lexical.

En revanche, ils sont des faux amis dans la façon dont ils se construisent. Là où le français dit responsable de quelque chose, l’anglais dit responsible for something. Les anglophones débutant dans leur apprentissage du français font souvent l’erreur d’utiliser la préposition pour au lieu de de. Mais ce n’est pas ce qui m’intéresse ici. (C’est une faute évidente et facile à corriger.)

Ce qui m’intéresse, c’est ce qui vient après cette préposition. Comme souvent, l’anglais est beaucoup plus flexible que le français. Après responsible for, on peut avoir un groupe nominal (« he’s responsible for this policy »), mais aussi un gérondif, comme dans l’exemple suivant, tiré, comme d’habitude, d’une page d’un site Web du gouvernement du Canada :

The Committee will also be responsible for advancing these recommendations…

Le gérondif permet d’utiliser comme complément de responsible for, non pas un groupe nominal, mais une proposition. La question qui se pose alors est la suivante : est-il possible de faire de même en français ?

L’équivalent français d’un tel gérondif est une proposition infinitive. Peut-on alors, comme le fait la page équivalente du même site en français, utiliser responsable de suivi d’une proposition infinitive ?

Le comité sera aussi responsable de *faire valoir ces recommandations…

La réponse pour moi est non. La grammaire française n’offre pas la même flexibilité que la grammaire anglaise et le complément de responsable de ne peut être autre chose qu’un groupe nominal. On pourrait donc dire quelque chose comme :

Le comité sera aussi responsable de la promotion de ces recommandations…

Mais souvent, comme dans cet exemple, le verbe utilisé au gérondif anglais n’a pas d’équivalent nominal en français. Il faut alors, si on veut utiliser le verbe équivalent en français, tourner la phrase autrement et utiliser la structure avoir pour responsabilité de, qui peut bel et bien, quant à elle, être suivie d’un complément qui est une proposition infinitive :

Le comité aura aussi pour responsabilité de faire valoir ces recommandations…

Je note aussi que la grammaire anglaise accepte également la structure responsible to do something (au lieu de responsible for doing something). Le problème est le même, et la solution est la même.

Enfin, j’entends parfois des gens dire avoir *la responsabilité de faire quelque chose au lieu de avoir pour responsabilité de faire quelque chose. Pour moi, le substantif responsabilité par lui-même fait l’objet, dans la grammaire française, des mêmes restrictions que l’adjectif responsable, à savoir qu’on ne peut le construire qu’avec un groupe nominal introduit par de. C’est seulement la tournure pour responsabilité qui permet d’utiliser en guise de complément une proposition infinitive, équivalente au gérondif (ou à la proposition infinitive) en anglais.

Pour conclure, je renvoie aussi à cet article de 2010 de Jacques Desrosiers, qui s’efforce de montrer, citations à l’appui, que la situation est en train d’évoluer. Je veux bien, mais alors il faut au moins reconnaître l’influence considérable de l’anglais, dans la sphère politique en particulier, par l’intermédiaire de traducteurs plus ou moins scrupuleux.

considérer (to consider)

L’anglais « to consider » et le français « considérer » sont synonymes, mais ne se construisent pas de façon identique. Le français exige la préposition « comme ».

Le Grand Robert est très clair au sujet du verbe français considérer. Pour que le verbe ait le sens de « juger », « estimer » (sens n˚ 4), il est absolument indispensable de le construire avec la préposition comme. Autrement dit, on ne peut pas construire le verbe considérer avec un adjectif ou un groupe nominal en position d’attribut direct du verbe, comme avec le verbe être ou juger.

Or en anglais, dans le même sens de « juger » ou « estimer », le verbe to consider se construit bel et bien construit sans préposition. Les francophones trop influencés par l’anglais ont donc tendance à « oublier » la préposition comme, ce qui est pour le moins fâcheux.

Voici un exemple tiré, comme d’habitude, d’un site Web bilingue du gouvernement fédéral du Canada. L’extrait de la page en anglais est le suivant :

It was therefore considered essential to seek their views on this important issue.

Et voici ce que dit la page française correspondante :

Il a donc été *considéré essentiel de lui demander son opinion sur cette importante question.

Je ne m’attarde pas ici sur les autres aspects problématiques de cette traduction (comme l’usage abusif du passif) et mets en relief la partie problématique. Il est inacceptable ici de construire le verbe considérer sans la préposition. En français correct, la structure devrait être :

Il a donc été considéré comme essentiel de lui demander son opinion sur cette importante question.

En réalité, pour que la phrase soit vraiment naturelle en français, il faudrait tout tourner autrement et dire quelque chose comme :

On a considéré qu’il était essentiel de lui demander son avis sur cette question importante.

Le changement de structure n’est pas obligatoire, mais il me paraît plus naturel. Ainsi, je le considère comme essentiel et je considère qu’il est essentiel sont deux phrases à priori équivalentes, mais j’aurais tendance à dire que, en raison de la présence (indispensable) de la préposition comme quand le verbe est construit avec un adjectif ou un groupe nominal, la structure se prête davantage aux situations où les éléments de la phrase sont relativement simples sur le plan grammatical.

Or ici, la chose qu’on juge est une proposition infinitive (lui demander son avis…) anticipée par un il impersonnel. Sans passif ni tournure impersonnelle, la phrase serait :

On a considéré [lui demander son avis sur cette question importante] comme essentiel.

Je mets la proposition infinitive entre crochets parce qu’elle n’est pas vraiment acceptable dans cette position (d’où le recours à la tournure impersonnelle). Je cherche simplement à indiquer clairement la fonction des différents éléments de la phrase. Le fait que le C.O.D. du verbe est une proposition infinitive rend l’emploi de considérer comme plus lourd, moins naturel et, tant qu’à faire, il est grammaticalement plus simple d’utiliser le verbe considérer introduisant une proposition conjonctive commençant par que.

On constate d’ailleurs que les divers exemples donnés par le Grand Robert pour considérer comme sont tous des exemples où le C.O.D. est un simple groupe nominal ou un pronom personnel.

Il faut aussi noter ici la tendance, en français, à ajouter le participe présent étant après comme quand on utilise la structure considérer comme. Voici un exemple choisi au hasard sur le Web :

L’une des façons les plus simples de décrire la structure verticale de l’océan est de le considérer comme étant constitué d’une couche profonde d’eau froide…

Pourquoi cet ajout ? On pourrait très bien ici dire simplement comme constitué. Cette tendance à ajouter étant pourrait être… considérée comme un simple signe de préciosité (et c’est sans doute vrai dans certains cas), mais je crois qu’elle trahit en fait un malaise plus profond vis-à-vis de la structure considérer comme elle-même.

Ce malaise rejoint ce que je dis ci-dessus sur la simplicité relative des éléments grammaticaux. Dès qu’on s’écarte des exemples très simples, comme je la considère comme une amie ou je le considère comme responsable, on dirait qu’il y a comme une gêne à utiliser cette structure, qui conduit le locuteur soit à trouver qu’il est plus naturel d’utiliser considérer que… soit à vouloir insérer un étant redondant, comme pour donner plus de solidité à la structure — ce qui, dans un cas comme dans l’autre, revient à expliciter le caractère attributif de la structure en ajoutant, sous une forme ou une autre, le verbe être.

Pour revenir à ce qui nous préoccupe vraiment ici, le problème de base pour les francophones influencés par l’anglais est l’oubli de comme. J’ai trouvé qu’il était assez révélateur, par exemple, que cet oubli soit une des rares erreurs qui aient échappé à l’attention des correcteurs qui ont relu l’ouvrage Les Bienveillantes de Jonathan Littell pour les éditions Gallimard. L’auteur est né à New York et bilingue (anglais/français) et ce n’est sans doute pas un hasard.

Malheureusement, je n’ai pas noté la référence exacte sur le coup quand j’ai rencontré cette erreur dans le livre et je n’ai pas vraiment le temps de relire attentivement plus de 900 pages pour la retrouver… Mais elle m’a frappé sur le coup, à tel point que je m’en souviens encore aujourd’hui, quelques années après avoir lu le livre. C’est, je crois, ce qu’on appelle une « déformation professionnelle »…

MISE À JOUR DU 17 DÉCEMBRE 2021 :

M. David Moucaud, doctorant en stylistique, m’a fort gracieusement fait parvenir les résultats d’une recherche informatisée dans l’ouvrage Les Bienveillantes de Jonathan Littell, qui révèle les quatre occurrences suivantes de considérer sans comme (pagination de l’édition Folio de 2008) :

Quand je me suis engagé, on m’a assuré, au Palais, que cette démarche était compatible avec mon serment de fidélité au roi, dont je ne me *considère toujours pas délié, quoi qu’on en dise. (p. 340)
Je *considérai cet état d’esprit bien étroit de la part de Bierkamp, mais je pouvais le comprendre. (p. 398)
Si on t’a envoyé ici, c’est qu’on ne te *considère pas indispensable : tu en conviendras volontiers avec moi. (p. 511)
Sauf quelques exceptions qui doivent encore être réglées, le Reich lui-même peut être *considéré judenrein. (p. 796)

how + adjectif

La structure « how » + adjectif ne se rend pas à l’aide de « comment » en français.

L’adverbe interrogatif anglais how est lui-même un faux ami dans la mesure où on peut être tenté de le rendre par son équivalent apparent en français, comment (ou combien, équivalent français de how much / how many), dans toutes sortes de situations dans lesquelles cela n’est pas approprié.

J’ai déjà mentionné dans un article le cas de la structure to learn how to, dans laquelle il faut éviter de rendre le how par comment en français.

Mais le problème s’étend à toutes sortes d’autres utilisations de how en anglais, comme je l’ai déjà expliqué dans un autre article. Je m’intéresse aujourd’hui plus particulièrement à la structure how + adjectif, qui est de toute évidence impossible à traduire littéralement.

Quand l’anglais dit :

How big is this house?

on ne peut pas, bien entendu, dire en français :

*Comment grande est cette maison ?

ni même :

*Combien grande est cette maison ?

Il faut dire :

Quelle est la taille de cette maison ?

Mais il y a des situations où cette impossibilité est moins évidente et la tentation est grande d’utiliser comment en français comme équivalent de how. Voici une question extraite d’une page du site Web du ministère de la justice du gouvernement fédéral du Canada :

What is data preservation and how is it different from data retention?

Et voici ce qu’on trouve sur la page française équivalente :

Qu’est-ce que la conservation des données et *comment diffère-t-elle du stockage des données ?

Même si cela n’est pas aussi évident ici, le problème est semblable au premier exemple ci-dessus. La tournure à traduire est how different. Qu’il s’agisse d’une interrogative directe (comme ici) ou d’une interrogative indirecte, il est impossible de rendre cela par *comment différent ou *combien différent.

Et l’auteur de la version française de la page du ministère de la justice du Canada en est bien conscient. Mais sa tentative pour contourner le problème, avec la tournure *comment elle diffère, n’est pas plus naturelle en français. Elle reste un calque de la tournure en anglais, dans la mesure où elle persiste à utiliser l’adverbe interrogatif comment.

Or en français, ce n’est pas l’adverbe comment qu’on associe naturellement à l’adjectif différent ou au verbe différer. Si on tient à conserver l’adjectif ou le verbe, alors il faut utiliser la tournure en quoi. On dira donc :

Qu’est-ce que la conservation des données et en quoi est-elle différente du stockage des données ?

ou encore :

Qu’est-ce que la conservation des données et en quoi diffère-t-elle du stockage des données ?

Mais on peut aussi tout simplement recourir au substantif différence et changer complètement la tournure :

Qu’est-ce que la conservation des données et quelle est la différence avec le stockage des données ?

On voit que les options ne manquent pas. Mais comme toujours, pour rendre les choses de façon naturelle en français, il faut savoir oser s’écarter du modèle anglais et résister à la tentation d’une traduction littérale ou semi-littérale.

Quand je parle de « traduction », je ne veux pas dire ici, bien entendu, que le problème se limite aux situations où le texte original est écrit en anglais et on cherche à le traduire (comme c’est le plus souvent le cas au gouvernement fédéral du Canada).

Il s’applique aussi à toutes les personnes plus ou moins bilingues qui vivent dans un environnement dominé par l’anglais et qui ont elles-mêmes assimilé les tournures anglaises au point qu’elles sont souvent tentées, plus ou moins inconsciemment, de les reproduire en français. Et il s’applique aussi aux francophones qui entendent de telles tournures fautives en français dans la bouche de leurs concitoyens ou de leurs collègues et sont eux-mêmes tentés de les reproduire à leur tour, alors qu’ils ne sont pas eux-mêmes aussi influencés par l’anglais.

Participe ou substantif ?

Traduire un participe passé (ou présent) en anglais par un participe en français est souvent une erreur. La fonction grammaticale elle-même est une fausse amie.

Prenons la phrase suivante, extraite d’une page Web du site d’Environnement Canada :

There may be an increased risk of respiratory and cardiovascular problems and certain types of cancer due to increased air pollution.  

La traduction fournie sur la version française de la page est la suivante :

Accroissement des risques de problèmes respiratoires et cardiovasculaires et de certains types de cancer dus à une pollution atmosphérique accrue.

Pour moi, c’est une traduction fautive, dans laquelle le traducteur a été victime de ce faux ami qu’est la forme grammaticale du participe passé. Bien entendu, il existe une forme verbale appelée participe passé aussi bien en anglais qu’en français et il est naturel de penser qu’elles sont strictement équivalentes.

Or ce n’est pas vraiment le cas. L’anglais a une particularité que n’a pas le français, qui est que, dans une expression comme « due to increased air pollution », l’élément central sur le plan sémantique n’est pas l’élément central sur le plan grammatical.

Car si l’on se pose la question de savoir quelle est la cause réelle de l’augmentation des risques de maladie, la réponse n’est pas la pollution elle-même. La réponse est que c’est l’augmentation de la pollution. Pourtant, dans l’expression anglaise, l’augmentation n’est exprimée que par le participe (« increased ») et non par le substantif, qui est l’élément central de l’expression sur le plan grammatical.

Je suis d’avis qu’un tel décalage entre le sens et la grammaire n’est pas naturel en français et que la traduction ci-dessus est, sinon fautive, du moins très maladroite et trop calquée sur l’anglais. Pour moi, il aurait fallu écrire quelque chose comme :

Accroissement des risques de problèmes respiratoires et cardiovasculaires et de certains types de cancer dus à l’augmentation de la pollution atmosphérique.

Autrement dit, il aurait fallu refaire coïncider l’élément central sur le plan grammatical avec l’élément central sur le plan sémantique.

(Je passe ici sur les autres problèmes posés par la traduction, par exemple le fait que c’est en réalité « accroissement » qui est l’antécédent de « dû », lequel devrait donc en réalité être au singulier. En général, quand il y a un problème de traduction dans une phrase, il y en a plusieurs.)

Le décalage en question ici est un phénomène très répandu en anglais, avec toutes sortes de participes (passés ou présents) qui sont l’élément central sur le plan sémantique, et il convient d’être toujours très vigilant lorsqu’on cherche à rendre de telles expressions en français.

Voici, histoire de contrebalancer l’exemple ci-dessus, un autre exemple tiré d’un site Web du gouvernement du Canada, dans lequel le traducteur a cette fois été vigilant. La page anglaise porte le titre :

REFUNDS AND REVOKED ELECTIONS DUE TO INCREASED REBATE RATE

Et la page française porte le titre :

REMBOURSEMENT ET CHOIX RÉVOQUÉS EN RAISON DE LA MAJORATION DE TAUX DE REMBOURSEMENT

On voit bien ici que le participe passé en anglais est devenu un substantif en français.

C’est l’approche qu’il convient d’adopter systématiquement quand on cherche à rendre les expressions de type participe + substantif en français, où elles deviennent généralement des expressions du type substantif + complément du nom.

Position du complément circonstanciel de temps

La place même d’un complément circonstanciel dans la phrase peut relever d’un problème de faux ami.

Même quand le complément circonstanciel de temps semble être exprimé de façon identique en anglais et en français, il faut se méfier de la tendance à procéder à une traduction en français qui maintient l’ordre des éléments de la phrase en anglais. Prenons la phrase suivante :

Faced with the growing need of educators for cyberbullying materials specifically for the classroom, Parry launched the StopCyberbullying Toolkit in 2011.

Le complément circonstanciel de temps « in 2011 » se traduit de toute évidence par « en 2011 ». Mais est-il approprié de le laisser au même endroit dans la phrase en français ? À mon avis, la réponse est non :

En réponse au besoin croissant qu’ont les éducateurs de disposer de ressources sur les cyberintimidations adaptées à la salle de classe, Parry a lancé la trousse StopCyberbullying en 2011.

Bien entendu, cette phrase n’est fausse ni sur le plan sémantique ni sur le plan grammatical. Mais pour moi, cette syntaxe consistant à mettre le complément circonstanciel de temps à la toute fin est quelque chose de propre à l’anglais, qui ne correspond pas à ce qui se dit naturellement en français.

En français, on dira plutôt :

En 2011, en réponse au besoin croissant qu’ont les éducateurs de disposer de ressources sur les cyberintimidations adaptées à la salle de classe, Parry a lancé la trousse StopCyberbullying.

Le sens est le même. La différence entre l’anglais et le français se situe dans l’ordre naturel des différents éléments de la phrase. Il y a la cause (« Faced with the growing need… »), la conséquence (« Parry launched… ») et le complément circonstanciel de temps (« in 2011 »).

L’anglais utilise ici naturellement l’ordre cause – conséquence, parce que la structure « faced with… » est une structure en apposition avec un participe passé directement lié au sujet du verbe principal, de sorte qu’il serait difficile de mettre la cause après la conséquence. (On pourrait aussi insérer l’apposition directement après le sujet du verbe principal, mais cette interruption entre le sujet et le verbe est quelque chose qui se fait plus naturellement en français qu’en anglais.)

Le complément de temps, quant à lui, pourrait se mettre à différents endroits dans la syntaxe de la phase. Il pourrait venir au tout début (« In 2011, faced… ») ou entre la cause et la conséquence (« Faced with […], in 2011 Parry launched… »). Mais il tombe ici à la fin de la phrase, après la conséquence. Cela n’a rien de choquant en anglais.

En français, dans une telle situation, on a tendance à privilégier l’ordre chronologique plutôt que l’ordre logique, et donc à mettre en premier le complément de temps. La cause (« en réponse au… ») vient toujours avant la conséquence (« Parry a lancé… »), mais les deux sont précédés par le complément de temps. Pourquoi ? C’est difficile à dire… Je pense qu’il s’agit surtout de l’importance en français du mode narratif. Cette phrase s’inscrit dans une chronologie et il est tout particulièrement important, en français, de guider le lecteur en lui rappelant les principales étapes, c’est-à-dire les dates marquantes dans le récit, grâce à la mise en relief en début de phrase.

C’est une différence subtile et délicate à expliquer, mais l’impact de cette différence sur la syntaxe n’a rien de subtil et fait que la place même des différents éléments dans la phrase relève, dans certains cas, de ce qu’on peut appeler un faux ami.

Adjectif et structure du groupe nominal

La fonction grammaticale d’adjectif peut elle-même être considérée comme une fausse amie.

Il m’arrive régulièrement, dans mon travail de traducteur, de rencontrer des listes d’éléments textuels qui s’appuient souvent, en anglais, sur la capacité qu’a cette langue d’exprimer de nombreuses informations sous forme condensée, en particulier en raison de conventions grammaticales concernant la forme et la place de l’adjectif dans le groupe nominal.

Voici l’exemple d’une liste que je rencontre aujourd’hui même :

• Monitoring and evaluation
Annual planning and priority setting
• Regular public reporting

Ce qui m’intéresse ici en particulier, c’est le deuxième élément. Il est clair pour moi que l’adjectif annual s’applique à l’ensemble du groupe nominal, c’est-à-dire aux deux substantifs coordonnés, planning et priority setting.

Ceci peut poser problème quand il s’agit de rendre un tel élément en français. En effet, en français, l’adjectif se place généralement après le substantif et s’accorde en genre et en nombre avec le ou les substantifs qu’il qualifie.

Si on cherchait donc à traduire littéralement cet élément qui m’intéresse, cela donnerait quelque chose comme :

• planification et définition des priorités *annuelles

Il va sans dire que c’est éminemment bancal, et même ambigu, puisque, priorités ayant le même genre et le même nombre que les substantifs coordonnés planification et définition, on ne sait plus, à la lecture d’une telle expression, ce que annuelles qualifie vraiment. (L’anglais souffre lui-même, bien entendu, de ses propres problèmes d’ambiguïté, puisque la position de l’adjectif et l’absence d’accord font qu’on ne peut pas être certain — dans cet exemple — de savoir si l’adjectif s’applique aux deux substantifs coordonnés ou seulement au premier. Ce qui permet de décider, c’est le contexte.)

Comment s’en sortir ici pour rendre une telle coordination en français ? Il faut, selon moi, comme souvent, oser s’écarter de la traduction littérale et adopter une structure correspondant à ce qu’on dirait plus naturellement en français, tout en se gardant bien sûr de déformer l’original anglais. Dans ce cas particulier, j’aurais tendance à adopter l’approche suivante :

travail annuel de planification et de définition des priorités

Comme on le voit, j’ai ici décidé d’expliciter l’implicite, ce à quoi s’applique vraiment l’adjectif annuel, à savoir la combinaison des deux substantifs, que je choisis d’exprimer à l’aide du substantif travail. (On pourrait aussi dire quelque chose comme processus ou démarche.)

Bien entendu, cette explicitation de l’implicite rallonge le texte. Mais c’est inévitable. Il y a toutes sortes de considérations (lexique, grammaire, etc.) qui font que, pour rendre naturellement en français ce que dit l’anglais, il faut en moyenne un texte qui est plus long de 20 à 25 pour cent. C’est une réalité universellement reconnue et acceptée, sauf par des gens comme les graphistes et autres prétendus spécialistes en communication, en particulier au Canada, qui prétendent parfois pouvoir imposer aux francophones des limites d’espace et de nombre de mots qui sont acceptables en anglais mais absurdes en français. (J’ai rencontré plusieurs personnes de cette catégorie au fil de ma carrière de traducteur. Je ne dis pas qu’il n’est jamais possible d’utiliser en français un nombre de mots équivalent à celui de l’original anglais. Il est même parfois possible d’utiliser moins de mots en français qu’en anglais ! Mais c’est quand même assez rare.)

Pour revenir à ce qui nous intéresse ici, ce qui est un faux ami, ce n’est pas un mot particulier, mais bel et bien la fonction grammaticale de l’adjectif, qui semble être comparable en anglais et en français, alors qu’elle présente des différences fondamentales (place, accords, etc.), dont l’impact peut rejaillir sur toute la phrase ou du moins sur tout le syntagme dont l’adjectif fait partie.

Ces différences font souvent que, pour exprimer les choses en français, il faut éviter de se laisser influencer par la grammaire anglaise et s’efforcer de trouver une façon naturelle de dire les choses dans la langue dans laquelle on parle, quelles que soient les considérations relatives à l’espace ou au nombre de mots qu’on essaye, par ignorance, de nous imposer.

matériel (material)

Un anglicisme que les pédagogues essayent de nous imposer, mais qui n’est pas justifié par les sens courants du substantif en français.

Dans le milieu universitaire, en particulier au Canada francophone, le substantif français matériel est souvent employé dans un sens qu’il n’a pas dans la langue courante et qu’il est abusif de lui donner même dans le contexte plus pointu d’une discipline universitaire particulière.

En français, le sens courant du substantif est en effet celui d’« ensemble des objets, des instruments, des machines, etc. utilisés dans un service, une exploitation quelconque » (par opposition au substantif personnel, qui fait référence aux ressources humaines). Par extension, il a aussi le sens courant plus général d’« ensemble des objets nécessaires à une activité », notamment sportive (matériel de pêche, matériel de camping, etc.).

Ce qui frappe dans ces sens courants du substantif en français, c’est l’importance du caractère concret, physique de ce dont on parle : des objets, des instruments, des machines, etc. Or c’est précisément sur ce point que le substantif français matériel se distingue de l’anglais material. Il y a certes un certain chevauchement entre la définition du mot français et celle du mot anglais, mais il y a aussi une différence de taille, qui est que le substantif material sert couramment, en anglais, à exprimer quelque chose comme : « faits, informations ou idées utilisées pour créer un livre ou un autre ouvrage ».

Ainsi, on aura en anglais une phrase comme :

There is much good material here for priests to use in sermons.

Il est malheureusement impensable d’utiliser ici le français matériel comme équivalent :

Il y a beaucoup de *matériel ici dont les prêtres pourraient se servir pour leurs sermons.

Au lieu de cela, il faut dire quelque chose comme :

Il y a beaucoup d’idées ici dont les prêtres pourraient se servir pour leurs sermons.

Le « *matériel » dont il est question ici n’a en effet rien de concret, de physique.

Dans mon travail, je rencontre souvent cet anglicisme dans des documents produits par des spécialistes francophones de l’éducation. Ils parlent de *matériel pédagogique pour décrire non seulement des choses comme des blocs, des objets à manipuler en classe, etc. — qui sont bel et bien du matériel — mais aussi et surtout des documents divers, des textes sur lesquels on pourra travailler en classe et qui ont une valeur pédagogique ou dont on peut faire un usage pédagogique (en raison de leur contenu ou de leur forme).

C’est selon moi inacceptable. Si, en anglais, le substantif material peut effectivement, dans le domaine de l’éducation, recouvrir à la fois les articles physiques qui constituent bel et bien en français du matériel et des choses comme des textes, des documents, ce n’est pas le cas pour le substantif matériel en français. En français, matériel ne peut faire référence qu’à des ressources physiques comme celles que j’évoque ci-dessus (blocs, objets, instruments scientifiques, etc.) et non à des documents textuels.

Si on sait que le learning material dont parle un texte anglais consiste exclusivement en des documents textuels, alors on pourra simplement parler de documents en français. Si, en revanche, on n’est pas sûr et il est possible que le terme anglais recouvre à la fois des documents et du matériel, alors il convient d’utiliser un terme plus générique, comme ressources pédagogiques, qui recouvre à la fois les documents textuels et les articles matériels. (Je note aussi au passage l’emploi en français de la forme plurielle, alors que l’anglais peut utiliser le singulier material dans un sens collectif, pour recouvrir une pluralité. L’anglais peut aussi utiliser la forme plurielle materials. En français, matériel est utilisé exclusivement au singulier, mais uniquement pour les objets physiques. Pour toutes les autres sortes de ressources, il faut utiliser des formes plurielles quand il y en a plus d’une, comme ressources ou documents.)

On me rétorquera qu’il existe bel et bien en français un sens du substantif matériel qui semble se rapprocher de celui de l’anglais material. C’est le sens n˚ 4 donné par le Robert, en le qualifiant de « didactique » et de sens relevant du domaine de l’ethnologie ou de la sociologie, où le mot signifie « ensemble des éléments soumis à un traitement (analyse, classement) » et recouvre aussi bien des objets concrets que des documents textuels. On parle par exemple de matériel de propagande pour faire référence à toutes sortes de choses, comme des tracts, des brochures, des affiches, etc. Ce ne sont pas nécessairement ici des choses physiques.

Mais c’est selon moi (et selon le Robert) un sens bien particulier du substantif, réservé à un domaine bien spécifique. Et c’est un sens qui met plutôt l’accent sur le caractère « brut » de ce dont on parle, en évoquant l’idée de données, d’informations de départ pour l’analyse — alors que, dans le sens que les pédagogues francophones donnent fautivement au substantif en français, ce n’est pas de telles données brutes dont il s’agit quand on parle abusivement de *matériel pédagogique, mais bel et bien de documents issus d’un travail de préparation, qui sont tout sauf bruts.

Il faut cesser, quand on utilise les dictionnaires, de profiter de l’excuse qu’un terme a un sens se rapprochant (plus ou moins) de l’anglais dans un domaine pointu et spécialisé pour justifier l’anglicisme dans la langue courante, où il n’a pas lieu d’être et ne peut être défendu. Les abréviations qu’un dictionnaire comme le Robert insère au début du sens d’un mot, avant la définition, sont d’une importance cruciale. Elles circonscrivent son emploi et éliminent la possibilité d’utiliser le mot dans ce sens dans d’autres domaines que celui qui est indiqué.

On me dira, pour finir, que la langue évolue et qu’il peut y avoir des glissements de sens, des généralisations par extension, etc. Cela va de soi et je n’ai jamais dit le contraire. Mais ces glissements se font normalement de façon naturelle et intrinsèque et non sous l’influence exclusive (dans une région géographique ou un domaine spécifique) d’une langue étrangère. Je ne vois rien dans l’évolution normale de la langue française telle qu’elle est utilisée par la majorité des francophones qui justifie l’extension du sens du substantif matériel qu’essayent d’imposer certains pédagogues ou autres spécialistes de l’éducation, sous l’influence évidente de l’anglais.