On a déjà vu les problèmes liés à la coordination lorsque celle-ci est combinée à l’utilisation de prépositions.
Je m’intéresse aujourd’hui à un problème analogue, mais concernant cette fois les adjectifs. Je prends comme exemple l’extrait suivant d’une page du gouvernement du Canada :
La page française équivalente donne la traduction suivante :
Ce n’est pas faux, mais je crois qu’il est évident que c’est inexact. Dans l’original anglais, l’adjectif own qualifie à la fois values et identity. (Je ne m’attarde pas ici sur le fait qu’il y a une certaine redondance, puisque le déterminant possessif exprime déjà cette même idée d’appartenance.)
Le problème est que cette coordination associe un terme au pluriel à un terme au singulier. Or, en anglais, l’adjectif ne s’accorde pas en nombre avec le substantif, de sorte qu’il n’y a aucune difficulté à n’utiliser qu’une fois l’adjectif en sous-entendant qu’il s’applique aux deux substantifs coordonnés.
Il n’en va pas de même en français. L’adjectif s’accorde en genre et en nombre avec le substantif. Comme l’adjectif propre, équivalent de l’anglais own, est épicène, le seul problème ici est celui de l’accord en nombre. Du moment que l’on convient que l’adjectif s’applique ici aux deux substantifs, peut-on utiliser le même raccourci qu’en anglais ?
Autrement dit, peut-on écrire la phrase suivante ?
Pour moi, la réponse est clairement non. Et je crois que le traducteur de la page ci-dessus est d’accord avec moi. Sinon, il n’aurait pas hésité à calquer l’anglais au plus près. Mais cela signifie que, pour éviter cette formule tout en maintenant l’application de l’adjectif aux deux substantifs, on n’a d’autre choix en français que de répéter le déterminant et l’adjectif.
Autrement dit, la seule traduction vraiment acceptable pour moi est la suivante :
C’est évidemment plus lourd que l’anglais, mais c’est la seule manière de respecter l’original anglais tout en s’exprimant dans une syntaxe naturelle en français.
Pourquoi ne peut-on pas écrire simplement « ses propres valeurs et identité » ? Parce que, en français, la règle générale est qu’on ne peut pas coordonner des éléments hétérogènes. On l’a déjà pour les constructions avec des prépositions différentes. On retrouve le même phénomène ici avec des substantifs dont le nombre est différent.
Le même problème se pose quand on coordonne deux adjectifs de nombre différent. L’un des cas les plus fréquents ici au Canada est celui de la tournure suivante :
Au Canada, il y a un seul gouvernement fédéral, mais plusieurs provinces et donc plusieurs gouvernements provinciaux (à moins qu’on ne parle que d’une province spécifique). Combien de fois ne trouve-t-on pas, sur les sites Web du gouvernement fédéral et dans d’autres publications au Canada, l’horrible formule :
La recherche de cette expression exacte avec Google sur les sites du gouvernement fédéral donne… environ 136 000 résultats !
C’est pour moi une horreur, d’autant que l’adjectif au singulier vient immédiatement après le substantif au pluriel.
Il est selon moi indispensable de faire la répétition :
Évidemment, cette règle qui veut qu’on ne coordonne pas des éléments hétérogènes est rarement exprimée clairement et haut et fort dans les grammaires et par les enseignants. Ce n’est pas à proprement parler une règle grammaticale. C’est plutôt quelque chose qu’on apprend par la pratique, à force de lire et d’écouter des textes français exprimés dans une langue naturelle. Le français aime ce qui s’accorde, au sens propre (accord en genre et en nombre) comme au sens figuré (fait d’aller ensemble, de former un ensemble homogène).
C’est aussi un des phénomènes qui expliquent pourquoi les textes français sont toujours plus longs (avec un plus grand nombre de mots) que leurs équivalents anglais. La grammaire anglaise autorise toutes sortes de raccourcis, d’ellipses que le français ne tolère pas. Malheureusement, il arrive trop souvent que les traducteurs et les locuteurs français, sous l’influence de l’anglais, essayent de coordonner des choses qui ne se coordonnent pas, ce qui produit inévitablement des tournures bancales qui ne sont pas naturelles en français.
On retrouvera encore d’autres manifestations de cette aversion pour l’hétérogénéité dans d’autres situations, que j’aborderai dans des articles ultérieurs.