frustrer (to frustrate)

À moins de vouloir donner à toutes sortes de situations de la vie quotidienne des connotations pulsionnelles ou sexuelles, il importe d’éviter soigneusement d’utiliser à tour de bras « frustrer » et ses dérivés en français aux sens que l’anglais donne à « to frustrate » et à ses dérivés.

Ce verbe est un exemple typique de faux ami lexical « sournois ». La différence de sens entre l’anglais et le français n’est en effet pas flagrante et, du coup, sous l’influence de l’anglais, un trop grand nombre de francophones, en particulier au Canada, utilisent le verbe frustrer et ses dérivés dans des sens qu’ils n’ont pas en français.

Les dictionnaires sont pourtant clairs à ce sujet. Si on consulte le Robert & Collins, par exemple, on verra que, pour le verbe to frustrate, le dictionnaire donne les équivalents français contrecarrer, déjouer ou faire échouer (quand le verbe est appliqué à une chose, comme un complot, des efforts, etc.) et contrarier ou énerver (quand le verbe est appliqué à une personne).

Autrement dit, aucun des équivalents du verbe anglais to frustrate n’est le verbe français frustrer !

La situation mérite cependant qu’on s’y attarde davantage. Que veut dire exactement le verbe frustrer en français et pourquoi n’est-il pas un équivalent approprié du verbe anglais ?

Pour répondre à ces questions, il convient d’examiner les définitions d’un dictionnaire unilingue français. Le Robert indique, pour commencer (sens 1.a), que frustrer quelqu’un (de quelque chose), c’est le priver de cette chose, d’un avantage escompté, promis ou attendu. Dans ce sens, on utiliserait en anglais une tournure comme to deprive somebody of something — et certainement pas le verbe to frustrate, qui n’a pas ce sens en anglais. Il faut noter, cependant, que ce sens du verbe en français relève d’une langue, disons, « classique » et non de la langue courante d’aujourd’hui.

Il en va de même pour le deuxième sens (1.b) mentionné par le Robert, qui est une nuance différente de la même notion de privation. Il est intéressant de noter que, sous ce sens 1.b, le Robert mentionne « par métonymie » la tournure frustrer les efforts de quelqu’un, en disant qu’elle est équivalente à frustrer quelqu’un du résultat de ses efforts. (La métonymie consiste ici à faire de les efforts le C.O.D. au lieu de quelqu’un.)

C’est la première fois que je rencontre cette tournure. Si elle existe vraiment, c’est peut-être un cas de chevauchement (au moins partiel) entre l’emploi du verbe to frustrate en anglais et l’emploi du verbe frustrer en français — mais peut-être seulement : l’accent en français reste mis sur le résultat plutôt que sur le processus. Quoi qu’il en soit, cette tournure, si elle existe, est sans doute très rare et ne justifie en aucun cas l’élargissement des emplois de frustrer en français au sens du verbe to frustrate dans la langue courante.

Le sens 1.c du Robert concerne simplement l’emploi du verbe frustrer dans le même sens, mais avec des choses abstraites au lieu de biens concrets.

Le sens 2 du Robert est le suivant : « ne pas répondre à (un espoir, une attente) ». L’objet direct est ici une chose et cette chose est quelque chose qu’on espère, qu’on attend. On peut aussi frustrer quelqu’un dans son attente.

Là encore, ce sens ne correspond à aucun des sens du verbe to frustrate en anglais, dont le sens principal tourne autour de la notion d’« empêcher ». Évidemment, on pourrait dire que, en empêchant quelqu’un de faire quelque chose, on finit par le frustrer dans son attente, mais cela ne veut pas dire qu’on le *frustre de faire quelque chose. Ce sont bel et bien deux sens différents.

Je dirais que ce sens 2 donné par le Robert est plus courant en français, mais qu’il n’est quand même pas si courant que cela.

D’ailleurs le Robert lui-même réserve le label « courant » au sens 3 du verbe, qui est le sens qui relève de la psychologie et de la psychanalyse et qui est celui de « mettre dans un état de frustration », le substantif frustration lui-même étant pris au sens de « état d’une personne qui se refuse ou à qui on refuse la satisfaction d’une demande pulsionnelle ».

Autrement dit, en français, dans son sens le plus courant, le verbe frustrer a de fortes connotations affectives et même, avouons-le, sexuelles.

Du coup, à chaque fois que l’on traduit le verbe anglais to frustrate par le verbe français frustrer — ou le participe passé adjectival frustrated by le français frustré, ou le participe présent adjectival frustrating par le français frustrant —, on commet à mon avis une erreur grave, parce que le verbe anglais n’a en aucun cas de telles connotations affectives ou sexuelles.

Le seul cas où le sens du verbe anglais semble rejoindre quelque peu celui du verbe français, c’est lorsqu’on utilise frustrate, frustrating ou frustrated pour exprimer l’idée d’agacement, d’énervement. Mais là encore, il est à mon avis faux de rendre cela par frustrer, frustrant ou frustré en français, parce qu’on donne à l’agacement ou à l’énervement des connotations qu’il n’a tout simplement pas en anglais.

Comme l’indique le Robert & Collins, ce sens-là de l’anglais sera rendu en français par des mots comme énervé, contrarié, etc.

À moins de vouloir donner à toutes sortes de situations de la vie quotidienne des connotations pulsionnelles ou sexuelles, il importe donc d’éviter soigneusement d’utiliser à tour de bras frustrer et ses dérivés en français aux sens que l’anglais donne à to frustrate et à ses dérivés.