tous [1]

Les mots grammaticaux peuvent être des faux amis dont il faut se méfier tout particulièrement, parce que les structures syntaxiques dans lesquelles ils apparaissent naturellement ne sont pas nécessairement les mêmes d’une langue à l’autre. C’est le cas de l’adjectif anglais « all » et de son équivalent français « tous ».

De mon point de vue, les « petits mots » grammaticaux qui sont utilisés à tout bout de champ dans la langue font souvent partie des faux amis les plus sournois et exigent une méfiance toute particulière.

Prenons l’exemple de l’adjectif anglais all et de son équivalent français tout ou tous. Il existe plusieurs structures ordinaires dans la langue anglaise utilisant all qu’il vaut mieux éviter de calquer mot pour mot en français.

Voici une question d’apparence très simple :

Are all of the programs offered now making a difference?

On pourrait être tenté de rendre cela en français de la façon suivante :

Est-ce que tous les programmes offerts à l’heure actuelle ont un véritable impact ?

Cette question française ne représente pas une faute de traduction flagrante. Mais pour moi, elle ne correspond pas à ce qui se dirait le plus naturellement en français. Il me semble qu’une structure comme la suivante est plus naturelle en français :

Est-ce que les programmes offerts à l’heure actuelle sont tous des programmes qui ont un véritable impact ?

La difficulté est bien entendu d’expliquer la différence et d’expliquer en quoi la deuxième formule est plus naturelle en français que la première. Pour moi, c’est une fois de plus une question de décalage entre la structure syntaxique et la structure sémantique de la phrase. Ce qui est sous-entendu dans cette question, c’est que les programmes ne sont pas tous des programmes ayant un véritable impact.

Or, en français, précisément, cette négation s’exprime plus naturellement en disant ne sont pas tous qu’en disant tous ne sont pas. On peut bel et bien dire « tous les programmes ne sont pas des programmes ayant un véritable impact » ou « tous les programmes n’ont pas un véritable impact », mais ce n’est pas ce qui se dit le plus naturellement. Ce qui se dit et s’écrit le plus naturellement en français, c’est pas tous, c’est-à-dire une structure avec tous qui vient après la marque de la négation.

Pour la même raison, dans la question ci-dessus, il est plus naturel de s’arranger pour que le mot tous vienne après le verbe au lieu de faire partie du groupe sujet.

C’est une situation qu’on rencontre assez fréquemment dans les traductions de l’anglais au français et il faut, selon moi, résister à la tentation de calquer la structure anglaise en maintenant tout/tous en début de phrase, dans la même position que l’anglais all.

libre (free)

Exemple type de faute introduite par des spécialistes d’un domaine qui s’autoproclament lexicographes alors qu’ils ne maîtrisent pas eux-mêmes la langue et ne se méfient pas suffisamment des anglicismes.

Il y a quelques années, le gouvernement canadien a introduit un nouveau type d’épargne pour les contribuables appelé en anglais « Tax-Free Savings Account ». Comme souvent au Canada, la chose a été conçue en anglais par des anglophones et il a fallu trouver un terme français équivalent pour la population francophone.

Qu’est-ce que les traducteurs du gouvernement fédéral ont pondu ? Le « compte d’épargne libre d’impôt ».

C’est pour moi un anglicisme inacceptable.

L’adjectif libre est effectivement, dans plusieurs cas, l’équivalent français de l’adjectif anglais free. Mais il est très important d’examiner de près les définitions et les utilisations de libre en français.

Or, quand on examine l’article détaillé sur l’adjectif dans un dictionnaire comme le Grand Robert, il apparaît clairement que la structure libre de n’existe, en français, que dans des cas où l’adjectif libre s’applique à des personnes et non à des choses. On peut bien dire, ainsi, en français, que quelqu’un est libre d’entraves, libre de toute pression, etc.

On peut, par extension, appliquer la structure libre de à des choses plus ou moins abstraites qui sont clairement associées à une personne, comme son esprit ou son cœur. On pourra donc aussi dire des choses comme cœur libre de haine ou esprit libre de préjugés.

De même, on pourra utiliser la structure pour des concepts comme la justice, sachant que, là encore, il est question, en réalité, des personnes qui sont l’incarnation de ce concept. On pourra donc dire que la justice est libre de toute pression quand on veut dire en réalité que ce sont les juges qui le sont.

Mais ce qui n’existe tout simplement pas, en français, c’est l’utilisation de la structure libre de dans un sens métaphorique appliqué à des choses, comme l’adjectif free dans tax-free savings account. En anglais, tax-free veut en effet dire « free of taxes ». Mais, de même qu’on ne peut pas dire qu’une route est « *libre d’obstacles » (obstacle-free) ou qu’un yaourt est « *libre de sucre » (sugar-free), on ne peut tout simplement pas dire qu’un compte bancaire est « *libre d’impôt ». Il y a plusieurs façons de dire qu’un compte n’est pas soumis à l’impôt, mais la plus consacrée en français standard serait :

compte d’épargne exonéré d’impôt

Je sais bien qu’une base terminologique de référence comme TERMIUM, utilisée par de si nombreux traducteurs au Canada, donne la structure *libre d’impôt comme correcte, mais, si on vérifie les sources utilisées pour justifier cette mention « correcte », on verra qu’il s’agit de deux sources canadiennes ayant une légitimité relativement limitée sur le plan lexicographique. Ce n’est parce qu’on se fait auteur d’un Dictionnaire de la comptabilité et de la gestion financière qu’on est à l’abri des anglicismes, au contraire. Ce sont bien souvent les spécialistes de disciplines particulières qui s’autoproclament lexicographes et qui prétendent légitimer des expressions que l’usage normal dans la langue courante ne justifie pas.

Pour moi, il s’agit d’un exemple type d’anglicisme qui s’est sournoisement introduit dans le français canadien sous l’impulsion de spécialistes d’un domaine particulier (la comptabilité ou la fiscalité ici) qui ne maîtrisent pas suffisamment eux-mêmes les questions lexicographiques et ne sont pas suffisamment conscients des anglicismes qui pullulent dans leur domaine de spécialisation.