Emphase [1]

Ce qu’on a ici, ce n’est pas un faux ami lexical ou un anglicisme évident. C’est un problème plus subtil qui exige une bien plus grande vigilance et un sens beaucoup plus fin de ce qui se dit naturellement dans la syntaxe française. Et, de mon point de vue, le fait de ne pas respecter ces exigences plus subtiles de la langue française est un problème bien plus grave pour l’avenir de cette langue en Amérique du Nord.

Parfois, c’est la structure même de la phrase qui peut être considérée comme un « faux ami ». Autrement dit, comme la grammaire anglaise et la grammaire française ont de nombreux points communs, on a tendance à considérer que la traduction de l’original anglais n’exige qu’un simple calque des différents éléments de la structure de la phrase.

Voici un exemple simple :

Autistic students learn by seeing and doing.

On pourrait être tenté de calquer cette structure en se contentant de respecter les particularités de la grammaire française, c’est-à-dire l’emploi de l’article défini (les), la position et l’accord de l’adjectif (autistes), la conjugaison du verbe (apprennent) et l’emploi de la préposition appropriée (en). Cela donnerait alors quelque chose comme :

Les élèves autistes apprennent en voyant et en faisant.

Il n’y a pas de faute grammaticale apparente dans cette phrase française. Mais est-ce vraiment ce qui se dit le plus naturellement en français pour exprimer ce qu’exprime la phrase anglaise ?

À mon avis, la réponse est non et c’est, comme on a déjà eu l’occasion de le voir dans d’autres articles, un problème qui concerne la position des différents éléments dans la phrase et le décalage entre l’élément central sur le plan syntaxique et l’élément central sur le plan sémantique.

La syntaxe anglaise ne s’embarrasse généralement pas de ce genre de considération. De même que, dans la prononciation de l’anglais, l’accent peut être mis sur toutes sortes d’éléments de la phrase, selon ce qu’on cherche à exprimer, on peut avoir l’élément central sur le plan sémantique dans toutes sortes de positions.

Le français, en revanche, est nettement plus rigide. De même que sa prononciation exige que l’accent tombe en fin de groupe rythmique et que toutes les phrases affirmatives aient une intonation uniforme, la syntaxe française interdit un déplacement arbitraire de l’« accent » sémantique dans la phrase. Si on veut mettre l’accent sur un élément particulier de la phrase ou simplement en faire l’élément central sur le plan sémantique, il faut recourir à une explicitation de ce rôle central, c’est-à-dire à une tournure emphatique explicite avec c’est… que…

Comme l’élément central de la phrase est ici l’idée de voir et de faire, c’est sur cet élément qu’il faut mettre l’accent et cela donne quelque chose comme :

C’est en voyant et en faisant que les élèves autistes apprennent.

(On retrouve alors le modèle du fameux dicton : « C’est en forgeant qu’on devient forgeron. »)

Ce qu’on a ici, ce n’est pas un faux ami lexical ou un anglicisme évident. C’est un problème plus subtil qui exige une bien plus grande vigilance et un sens beaucoup plus fin de ce qui se dit naturellement dans la syntaxe française. Et, de mon point de vue, le fait de ne pas respecter ces exigences plus subtiles de la langue française est un problème bien plus grave pour l’avenir de cette langue en Amérique du Nord.

proactive

L’adjectif anglais « proactive » est assez typique de la tendance jargonnante des spécialistes de diverses disciplines, dont l’éducation, la psychologie, l’administration, etc. Le problème du jargon est que, évidemment, face à un texte anglais jargonnant qu’on doit rendre en français, la tentation de jargonner de façon équivalente est grande.

L’adjectif anglais proactive est assez typique de la tendance jargonnante des spécialistes de diverses disciplines, dont l’éducation, la psychologie, l’administration, etc. Le problème du jargon est que, évidemment, face à un texte anglais jargonnant qu’on doit rendre en français, la tentation de jargonner de façon équivalente est grande.

L’exemple typique que je donne ces jours-ci est celui de la majorité des sites Web du gouvernement fédéral du Canada. Ceux-ci ont presque tous, en effet, en bas à gauche, un encadré ou un simple lien intitulé « Proactive Disclosure » (voir par exemple le site de Santé Canada), qui renvoie à une section expliquant les dispositions prises pour assurer la transparence des services et la divulgation des informations (contrats ou subventions dépassant un certain seuil, dépenses, condamnations, etc.) :

The Government of Canada has implemented a requirement for the proactive disclosure of financial and human resources-related information by departments and agencies.

Quelle traduction les responsables des versions françaises de ces sites ont-ils choisie en français pour « Proactive Disclosure » ? Vous l’aurez deviné :

Le gouvernement du Canada a mis en œuvre une exigence pour la divulgation *proactive des informations liées aux finances et aux ressources humaines par les ministères et les organismes.

Beurk.

Il me paraît évident que proactif est ici un anglicisme de la plus belle espèce. Il figure certes dans le Grand Robert, par exemple, mais apparaît clairement accompagné de la mention « Anglic. ».

Un tel jargon anglicisé est-il vraiment nécessaire ou inévitable ? Le Grand Robert mentionne que ce terme serait forgé par analogie à réactif, pour exprimer l’idée opposée, tout comme proactive s’oppose à reactive en anglais. Le hic est que l’adjectif réactif lui-même est d’un usage assez restreint en français. On l’utilise certes dans le langage des sciences physiques (force réactive) et de l’électricité (circuit réactif) et dans celui de la psychologie (et on utilise le substantif réactif en chimie, bien entendu).

Mais de là à prétendre que l’adjectif réactif ferait partie de la langue courante et qu’il serait donc justifié d’adopter son contraire apparent, il y a quand même un grand pas. Prenons la citation mentionnée par le Grand Robert dans l’article proactif : « un système de gouvernance nous permettant d’être à la fois proactifs et réactifs face aux évolutions du marché du travail ». Est-ce vraiment là un exemple de quelque chose qui se dirait de façon naturelle en français ? Cela me paraît être un exemple typique de jargon de fonctionnaire ou d’homme d’affaires.

Le problème ici, comme souvent, est que, dans un cas (reactive) comme dans l’autre (proactive), il n’existe pas vraiment d’équivalent adjectival direct dans la langue française courante. Il faut recourir à une périphrase. La tournure qui se rapproche le plus de l’adjectif anglais proactive en français est prendre les devants — qui est évidemment une tournure verbale se prêtant difficilement à l’adjectivation.

Cela veut dire qu’il faut, comme toujours, tourner les choses autrement et c’est apparemment trop demander pour un assez grand nombre de locuteurs et même de traducteurs.

Prenons l’exemple suivant, tiré d’une description de poste et évoquant l’une des tâches que le titulaire de poste doit assumer dans le cadre de ses fonctions :

Establish and maintain proactive linkages and relationships with other services.

Il me paraît abusif de prétendre qu’on peut vraiment dire en français quelque chose comme :

Établir et entretenir des relations et des liens proactifs avec les autres services.

Que veut-on dire ici ? Simplement que le titulaire du poste doit prendre les devants et nouer des liens ou des relations sans attendre que le besoin s’en fasse sentir. J’aurais donc tendance à faire de cette idée de « prendre les devants » l’élément central de la proposition, quitte à bouleverser quelque peu l’ordre des éléments :

Prendre les devants pour établir et entretenir des liens et des relations avec les autres services.

N’est-ce pas là quelque chose qui se dit plus naturellement en français et qui a le mérite de ne pas recourir à un anglicisme ?

Pour le cas de l’encadré « Divulgation proactive » des sites du gouvernement du Canada, l’une des excuses est probablement qu’il fallait un intitulé qui tienne en peu de mots, qui n’utilise qu’un nombre limité de caractères dans ce coin inférieur gauche des pages Web (quoiqu’on note fréquemment dans le même contexte des éléments nettement plus longs qui s’étalent sur deux ou même trois lignes, sans que cela semble gêner).

Mais alors, pourquoi ne pas oser quelque chose de tout simple, comme « Transparence » ? C’est clair et court et cela en dit sans doute au moins autant que « Divulgation proactive ». Et l’explication mentionnée au début du présent article pourrait être formulée de façon beaucoup moins jargonnante :

Le gouvernement du Canada impose désormais aux ministères et aux organismes de faire preuve de transparence et de divulguer les informations liées aux finances et aux ressources humaines.

On pourrait aussi utiliser ici « prendre les devants », mais il me semble inutile d’insister sur l’aspect chronologique.

Évidemment, d’aucuns diront que je vais trop loin ici en m’écartant de l’original. Il est vrai qu’on pourrait avancer l’argument que, si nos administrateurs choisissent de s’exprimer à l’aide d’un jargon en anglais, le devoir du traducteur est d’adopter un jargon équivalent en français. Mais il y a jargon et jargon. Le jargon de la traduction ci-dessus est un jargon bourré d’anglicismes. Pour rester plus proche du jargon anglais, je tolérerais à la limite quelque chose comme :

Le gouvernement du Canada impose une exigence de divulgation par anticipation des informations liées aux finances et aux ressources humaines par les ministères et les organismes.

Mais je n’irais pas plus loin et je ne vois vraiment pas la nécessité d’introduire dans la langue française un adjectif (proactif) qui ne sera jamais quelque chose qui se dira naturellement et qui sera toujours un anglicisme de jargonneur.

efficace (effective)

Il n’est pas naturel d’utiliser systématiquement « efficace » en français quand l’anglais utilise « effective ».

La rédaction d’un article complet examinant sous toutes leurs coutures les questions de langue relatives aux termes anglais efficient, effective, efficacious — que sais-je encore ? — et à leurs équivalents français exigerait un travail bien trop important pour moi dans le cadre de ce site. Je voudrais simplement signaler quelques points qui me paraissent évidents et qui semblent pourtant être trop pourtant ignorés par les locuteurs francophones influencés par l’anglais et en particulier par les traducteurs.

Tout d’abord, il est faux de penser que l’équivalent français d’effective est systématiquement efficace. Prenons l’exemple suivant :

Participants will learn how to write more clearly and concisely to ensure effective communication with managers, colleagues, clients and the general public

Faut-il vraiment se précipiter ici sur l’adjectif français efficace pour rendre l’anglais effective ?

Les participants acquerront des connaissances et des compétences afin de communiquer efficacement par écrit avec leurs gestionnaires, collègues et clients ainsi qu’avec le grand public.

De mon point de vue, la réponse est non. Parler d’une communication « efficace » n’est pas faux en soi, mais décrit le phénomène sous un angle qui ne correspond pas nécessairement à ce qui se dirait le plus naturellement en français. Peut-on vraiment dire que la communication produit nécessairement un « effet » ? Pour moi, un phénomène comme la communication est quelque chose de plus complexe qu’un processus qu’on aborderait sous le seul angle de l’effet qu’il produit et, quand l’anglais utilise l’adjectif effective pour décrire la communication, il n’aborde pas nécessairement le phénomène sous ce seul angle.

La définition de l’adjectif effective en anglais est certes assez proche de celle de l’adjectif efficace en français, puisqu’elle dit qu’il décrit quelque chose qui réussit à produire le résultat attendu ou souhaité. Mais il me semble que, dans la langue courante, en anglais, l’adjectif met davantage l’accent, sur le plan sémantique, sur la réussite que sur le résultat, alors que l’adjectif efficace en français met plus l’accent sur l’effet et sur l’économie de moyens.

Du coup, je trouve qu’ils ne sont pas nécessairement équivalents. Dans un cas comme celui de la communication, dans l’exemple ci-dessus, on se s’intéresse pas exclusivement à l’effet de la communication et on ne l’envisage pas seulement sous l’angle de l’économie de moyens. Ce qu’on veut dire, c’est que les gens arrivent bien à communiquer entre eux, que la communication se fait bel et bien. Il me semble qu’il serait plus approprié de dire quelque chose comme :

Les participants acquerront des connaissances et des compétences leur permettant d’assurer une bonne communication par écrit avec leurs gestionnaires, collègues et clients, ainsi qu’avec le grand public.

En français, en effet, on parle plus naturellement de bonne ou de mauvaise communication que de communication efficace ou inefficace. La distinction peut paraître subtile, mais elle est à mon avis essentielle.

Et il y a — toujours à mon avis — de nombreux autres cas semblables, où, lorsque l’anglais dit effective, le français aura naturellement tendance à dire tout simplement bon ou bien. Du coup, recourir systématiquement à efficace en français me paraît maladroit et non naturel.

J’irais même plus loin. Il y a certains cas où l’équivalent français de l’anglais effective est tout simplement… rien du tout. Prenons l’exemple suivant :

The presence of anxiety or depression indicates that the person is experiencing stress and is unable to manage the situation effectively.

Va-t-on vraiment utiliser efficace ici en français ?

La présence de l’anxiété ou de la dépression indique que la personne est en situation de stress et n’arrive pas à gérer la situation *efficacement.

Pour moi, la réponse est non et l’équivalent français d’une telle phrase est tout simplement :

La présence de l’anxiété ou de la dépression indique que la personne est en situation de stress et n’arrive pas à gérer la situation.

Le fait même de dire ici n’arrive pas indique déjà l’idée de non-réussite qui est, comme je l’ai dit ci-dessus, l’aspect central du sens du mot effective en anglais. Il est donc redondant d’ajouter quoi que ce soit et à mon avis, dans ce cas-ci, l’emploi d’efficace en français est carrément une faute. On pourrait à la limite dire :

La présence de l’anxiété ou de la dépression indique que la personne est en situation de stress et n’arrive pas à bien gérer la situation.

Mais cela me paraît redondant.

Comme je l’ai dit au début de cet article, il y aurait bien d’autres choses à dire sur la famille d’adjectifs effective, efficient, etc. avec leurs multiples dérivés (substantifs, adverbes, etc.) et leurs équivalents en français. Mais si on prend comme point de départ l’idée que l’adjectif effective ne se rend pas nécessairement par efficace en français, on fait déjà un grand pas en vue de préserver le caractère naturel de la langue française dans ce qu’on dit et ce qu’on écrit et d’éviter l’influence excessive de l’anglais.

soumission (submission)

En dehors du domaine du droit administratif, « soumission » est un anglicisme à éviter.

Au sens premier du terme (« disposition à se soumettre, à obéir à quelqu’un »), il y a bien équivalence entre l’anglais submission et le français soumission — quoique l’anglais ait aussi tendance à utiliser submissiveness, qui semble indiquer plus clairement que le terme décrit une qualité ou caractéristique (abstraite) et non un objet (concret).

C’est précisément du côté concret des choses que la situation se gâte. En anglais (to submit) comme en français (soumettre), on peut utiliser le verbe pour indiquer l’acte de « présenter, proposer quelque chose à l’examen, au jugement ou au choix de quelqu’un ». Il semble donc naturel d’utiliser le substantif pour décrire la chose (l’objet) qu’on propose à quelqu’un d’examiner. En anglais, on trouvera donc submission dans ce sens :

Submissions Received by the Task Force
Submission to the Access to Information Review Task Force
SUMMARY OF SUBMISSION (as prepared by the Task Force)
The NGO Working Group on the Export Development Corporation (EDC) demands the EDC be regulated under the Access To Information Act, indicates it would like to see the Act reinforced and a limiting of necessary exemptions. In particular, the Group’s submission supports including institutions that receive federal funding, under the ATI Act. A number of recommendations are made by the Group relating to coverage of the Act, exemptions, Third Party information, public interest override, repeal of s. 24, and mandate and powers of the Commissioner.
Full Submission […]

Et malheureusement, sous l’influence de l’anglais, on trouve aussi soumission dans ce sens. Mais si l’on examine attentivement les définitions des dictionnaires, on constate que le substantif n’est pas utilisé dans ce sens dans la langue courante. Il sert principalement à décrire soit l’acte de se soumettre soit l’aptitude à se soumettre, en tant que personne, à l’autorité ou au pouvoir d’autrui.

Que faut-il dire alors en français ? L’hésitation du traducteur de l’extrait ci-dessus est révélatrice. Voici ce que dit la page française équivalente :

Observations reçues par le Groupe d’étude
*Soumission au Groupe d’étude de l’accès à l’information
RÉSUMÉ DE LA PRÉSENTATION (tel que préparé par le Groupe d’étude de l’accès à l’information)
Le Groupe de travail des ONG sur la Société pour l’expansion des exportations (SEE), qui exige que la SEE soit réglementée par les dispositions de la Loi sur l’accès à l’information, indique qu’il souhaiterait que la Loi soit renforcée et que les exemptions nécessaires soient limitées. Les auteurs de la *soumission du Groupe donnent plus particulièrement leur appui à la proposition d’assujettir les institutions recevant des subventions fédérales à la Loi sur l’accès à l’information. Le Groupe formule également un certain nombre d’autres recommandations relatives au champ d’application de la Loi, aux exemptions, aux renseignements de tiers, à une clause dérogatoire d’intérêt public, à l’abrogation de l’article 24 ainsi qu’au mandat et aux pouvoirs du Commissaire,
*Soumission complète […]

C’est assez remarquable. En l’espace de quelques paragraphes, il a réussi à proposer trois traductions différentes (observation, soumission et présentation) pour le même terme décrivant la même chose !

S’il avait fait preuve d’un peu plus de sérieux, il aurait pu fixer son choix sur un terme comme présentation ou proposition. En effet, contrairement à soumettre, présenter et proposer se prêtent bel et bien à la substantivation. Autrement dit, en français, on ne peut pas soumettre une *soumission, mais on peut bel et bien présenter une présentation et proposer une proposition. Il aurait donc été bien plus naturel d’écrire ici quelque chose comme :

Propositions reçues par le Groupe d’étude
Proposition au Groupe d’étude de l’accès à l’information
RÉSUMÉ DE LA Proposition (tel que préparé par le Groupe d’étude de l’accès à l’information)
Le Groupe de travail des ONG sur la Société pour l’expansion des exportations (SEE), qui exige que la SEE soit réglementée par les dispositions de la Loi sur l’accès à l’information, indique qu’il souhaiterait que la Loi soit renforcée et que les exemptions nécessaires soient limitées. Les auteurs de la proposition du Groupe donnent plus particulièrement leur appui à la proposition d’assujettir les institutions recevant des subventions fédérales à la Loi sur l’accès à l’information. Le Groupe formule également un certain nombre d’autres recommandations relatives au champ d’application de la Loi, aux exemptions, aux renseignements de tiers, à une clause dérogatoire d’intérêt public, à l’abrogation de l’article 24 ainsi qu’au mandat et aux pouvoirs du Commissaire,
Proposition complète […]

Comme, si l’on consulte le reste de la page, on constate que cette proposition contient en réalité une série de recommandations, on aurait également pu utiliser ici recommandations (au pluriel).

Je reconnais, cependant, qu’il est quelque peu arbitraire d’accepter la substantivation (pour décrire l’objet concret) pour des verbes comme présenter, proposer et recommander et de la refuser pour soumettre. C’est là une illustration du côté arbitraire de la langue. Elle n’est pas toujours parfaitement logique.

Cela signifie que, à terme, il est possible que, par analogie, soumission au sens concret de « chose soumise à l’examen de quelqu’un » finisse par être accepté. Il y a d’ailleurs déjà un domaine (le droit administratif) où cet usage semble être reconnu et accepté (soumission ayant le sens concret d’« acte écrit par lequel un concurrent à un marché par adjudication fait connaître ses conditions et s’engage à respecter les clauses du cahier des charges »).

Cependant, il est impossible de nier que, en l’état actuel des choses, cet emploi se fait principalement, dans les domaines autres que le droit administratif, sous l’influence de l’anglais et est donc un anglicisme relevant de la catégorie des faux amis.

Je reconnais également, par ailleurs, qu’il y a des cas où ni présentation ni proposition ne fonctionnent bien comme équivalent de submission (au sens concret) en français. On a souvent, par exemple, au Canada, des processus de consultation lors desquels on invite le grand public ou un groupe de parties intéressées à soumettre des commentaires et des suggestions sur un sujet d’actualité ou une question de politique publique. Ce type de commentaire ou de suggestion, qui prend généralement la forme d’un texte écrit envoyé par la poste ou par voie électronique, ne peut pas être décrit comme étant une proposition, à moins qu’il contienne effectivement une argumentation proposant de faire quelque chose. Il ne peut pas vraiment non plus être décrit comme étant une présentation. Ce dernier terme décrit en effet plutôt un processus d’exposition en public qu’un document écrit présentant des arguments.

Ce genre de situation explique que les traducteurs et autres francophones influencés par l’anglais soient parfois tentés d’utiliser soumission au sens concret. Mais il convient à mon avis de continuer de résister à la tentation, du moins pour le moment. Dans ce cas particulier, on peut tout aussi bien parler simplement d’envoyer par écrit des commentaires ou des suggestions et décrire ce que les gens ont envoyé concrètement à l’aide du même terme. Et, comme le montre l’exemple ci-dessus, il y a encore d’autres possibilités, selon le contexte, comme le terme recommandation, si le document soumis en contient une.

Comme toujours pour les problèmes de langue un peu délicats, où il n’existe pas d’équivalent direct d’un terme dans la langue d’arrivée, tout dépend du contexte.

compter pour (to account for)

Faux ami si répandu que les francophones du Canada l’utilisent même quand l’original anglais n’utilise pas la tournure anglaise.

On a ici un exemple classique de faux ami grammatical, où le verbe par lui-même peut être un équivalent de l’anglais, mais pas quand il est construit avec une préposition particulière.

Je prends comme presque toujours un exemple tiré des sites bilingues du gouvernement fédéral du Canada. Voici l’original anglais :

Oils account for 58% of the total number of spills reported.

Et voici le pendant français :

Les huiles *comptent pour 58 p. 100 du nombre total de déversements déclarés.

Malheureusement, s’il existe bien une tournure compter pour en français, elle n’est jamais utilisée dans le sens que l’anglais donne ici à la tournure to account for, c’est-à-dire le sens de « représenter » :

Les huiles représentent 58 p. 100 du nombre total des déversements déclarés.

(Je ne m’attarde pas ici sur la question de savoir si le terme huile est acceptable dans ce contexte. C’est un autre débat.)

Le seul cas où, en français, compter pour semble avoir un sens à peu près équivalent est celui des expressions toutes faites compter pour rien et compter pour du beurre, qui relèvent du langage familier (et dont l’équivalent anglais n’utilise pas la tournure to account for). Mais en réalité les occurrences de la tournure compter pour en français correspondent à un sens nettement différent, qui est celui de « considérer ».

Le Grand Robert cite par exemple il le compte pour mort, signifiant « il considère qu’il est mort ». Et il donne également, sous la même rubrique, les tournures compter quelque chose pour rien et compter quelque chose pour du beurre, au sens de « considérer quelque chose comme négligeable » (toujours dans le registre familier).

Les expressions toutes faites compter pour rien et compter pour du beurre sont donc en fait simplement des formes intransitives de ces mêmes tournures, et le sens est plutôt « être considéré comme négligeable » que « ne rien représenter ». Je dirais donc que, même dans ces expressions figées du registre familier, la tournure compter pour ne correspond pas à l’anglais to account for.

(La tournure anglaise to account for a bien entendu encore d’autres sens sans aucun rapport, qui relèvent du sens de « rendre compte de », « être responsable de » du verbe.)

Le pire est que ce faux ami est tellement répandu chez les francophones du Canada qu’on le trouve désormais sous leur plume même quand ils traduisent des textes anglais qui n’utilisent pas la tournure to account for.

Voici un autre exemple en anglais :

Alberta’s share is 68%.

Et le pendant français :

L’Alberta compte pour 68 p.100 du total.

Bien entendu, l’équivalent français correct serait :

L’Alberta représente 68 p. 100 du total.

ou encore :

La part de l’Alberta est de 68 p. 100.

Le fait que le traducteur francophone a ici utilisé compter pour est révélateur. Il a tellement entendu cette tournure qu’il pense qu’elle est correcte et l’utilise même dans des contextes où son utilisation n’est pas due à l’influence directe de l’anglais.

L’influence est indirecte et encore plus sournoise.

tous [1]

Les mots grammaticaux peuvent être des faux amis dont il faut se méfier tout particulièrement, parce que les structures syntaxiques dans lesquelles ils apparaissent naturellement ne sont pas nécessairement les mêmes d’une langue à l’autre. C’est le cas de l’adjectif anglais « all » et de son équivalent français « tous ».

De mon point de vue, les « petits mots » grammaticaux qui sont utilisés à tout bout de champ dans la langue font souvent partie des faux amis les plus sournois et exigent une méfiance toute particulière.

Prenons l’exemple de l’adjectif anglais all et de son équivalent français tout ou tous. Il existe plusieurs structures ordinaires dans la langue anglaise utilisant all qu’il vaut mieux éviter de calquer mot pour mot en français.

Voici une question d’apparence très simple :

Are all of the programs offered now making a difference?

On pourrait être tenté de rendre cela en français de la façon suivante :

Est-ce que tous les programmes offerts à l’heure actuelle ont un véritable impact ?

Cette question française ne représente pas une faute de traduction flagrante. Mais pour moi, elle ne correspond pas à ce qui se dirait le plus naturellement en français. Il me semble qu’une structure comme la suivante est plus naturelle en français :

Est-ce que les programmes offerts à l’heure actuelle sont tous des programmes qui ont un véritable impact ?

La difficulté est bien entendu d’expliquer la différence et d’expliquer en quoi la deuxième formule est plus naturelle en français que la première. Pour moi, c’est une fois de plus une question de décalage entre la structure syntaxique et la structure sémantique de la phrase. Ce qui est sous-entendu dans cette question, c’est que les programmes ne sont pas tous des programmes ayant un véritable impact.

Or, en français, précisément, cette négation s’exprime plus naturellement en disant ne sont pas tous qu’en disant tous ne sont pas. On peut bel et bien dire « tous les programmes ne sont pas des programmes ayant un véritable impact » ou « tous les programmes n’ont pas un véritable impact », mais ce n’est pas ce qui se dit le plus naturellement. Ce qui se dit et s’écrit le plus naturellement en français, c’est pas tous, c’est-à-dire une structure avec tous qui vient après la marque de la négation.

Pour la même raison, dans la question ci-dessus, il est plus naturel de s’arranger pour que le mot tous vienne après le verbe au lieu de faire partie du groupe sujet.

C’est une situation qu’on rencontre assez fréquemment dans les traductions de l’anglais au français et il faut, selon moi, résister à la tentation de calquer la structure anglaise en maintenant tout/tous en début de phrase, dans la même position que l’anglais all.

libre (free)

Exemple type de faute introduite par des spécialistes d’un domaine qui s’autoproclament lexicographes alors qu’ils ne maîtrisent pas eux-mêmes la langue et ne se méfient pas suffisamment des anglicismes.

Il y a quelques années, le gouvernement canadien a introduit un nouveau type d’épargne pour les contribuables appelé en anglais « Tax-Free Savings Account ». Comme souvent au Canada, la chose a été conçue en anglais par des anglophones et il a fallu trouver un terme français équivalent pour la population francophone.

Qu’est-ce que les traducteurs du gouvernement fédéral ont pondu ? Le « compte d’épargne libre d’impôt ».

C’est pour moi un anglicisme inacceptable.

L’adjectif libre est effectivement, dans plusieurs cas, l’équivalent français de l’adjectif anglais free. Mais il est très important d’examiner de près les définitions et les utilisations de libre en français.

Or, quand on examine l’article détaillé sur l’adjectif dans un dictionnaire comme le Grand Robert, il apparaît clairement que la structure libre de n’existe, en français, que dans des cas où l’adjectif libre s’applique à des personnes et non à des choses. On peut bien dire, ainsi, en français, que quelqu’un est libre d’entraves, libre de toute pression, etc.

On peut, par extension, appliquer la structure libre de à des choses plus ou moins abstraites qui sont clairement associées à une personne, comme son esprit ou son cœur. On pourra donc aussi dire des choses comme cœur libre de haine ou esprit libre de préjugés.

De même, on pourra utiliser la structure pour des concepts comme la justice, sachant que, là encore, il est question, en réalité, des personnes qui sont l’incarnation de ce concept. On pourra donc dire que la justice est libre de toute pression quand on veut dire en réalité que ce sont les juges qui le sont.

Mais ce qui n’existe tout simplement pas, en français, c’est l’utilisation de la structure libre de dans un sens métaphorique appliqué à des choses, comme l’adjectif free dans tax-free savings account. En anglais, tax-free veut en effet dire « free of taxes ». Mais, de même qu’on ne peut pas dire qu’une route est « *libre d’obstacles » (obstacle-free) ou qu’un yaourt est « *libre de sucre » (sugar-free), on ne peut tout simplement pas dire qu’un compte bancaire est « *libre d’impôt ». Il y a plusieurs façons de dire qu’un compte n’est pas soumis à l’impôt, mais la plus consacrée en français standard serait :

compte d’épargne exonéré d’impôt

Je sais bien qu’une base terminologique de référence comme TERMIUM, utilisée par de si nombreux traducteurs au Canada, donne la structure *libre d’impôt comme correcte, mais, si on vérifie les sources utilisées pour justifier cette mention « correcte », on verra qu’il s’agit de deux sources canadiennes ayant une légitimité relativement limitée sur le plan lexicographique. Ce n’est parce qu’on se fait auteur d’un Dictionnaire de la comptabilité et de la gestion financière qu’on est à l’abri des anglicismes, au contraire. Ce sont bien souvent les spécialistes de disciplines particulières qui s’autoproclament lexicographes et qui prétendent légitimer des expressions que l’usage normal dans la langue courante ne justifie pas.

Pour moi, il s’agit d’un exemple type d’anglicisme qui s’est sournoisement introduit dans le français canadien sous l’impulsion de spécialistes d’un domaine particulier (la comptabilité ou la fiscalité ici) qui ne maîtrisent pas suffisamment eux-mêmes les questions lexicographiques et ne sont pas suffisamment conscients des anglicismes qui pullulent dans leur domaine de spécialisation.

prévalence (prevalence)

On a ici un cas de faux ami dans lequel la langue est déjà engagée dans un processus d’anglicisation et il faudra sans doute tôt ou tard jeter l’éponge. Mais pour le moment, la résistance à l’envahisseur est encore de mise.

On a ici un cas de faux ami dans lequel la langue est déjà engagée dans un processus d’anglicisation et il faudra sans doute tôt ou tard jeter l’éponge. Mais pour le moment, la résistance à l’envahisseur est encore de mise.

En anglais, le substantif prevalence et l’adjectif prevalent servent à décrire la fréquence ou l’importance de toutes sortes de phénomènes.

En français, en revanche, le substantif prévalence, en tout cas en l’état actuel des choses, est clairement réservé au domaine médical, dans lequel, selon le Petit Robert, il décrit le « nombre de cas d’une maladie, ou de tout autre événement médical, enregistré dans une population déterminée à un moment donné, et englobant aussi bien les cas nouveaux que les cas anciens (opposé à incidence et à fréquence) ». C’est le seul sens attesté du mot !

Seulement, évidemment, il n’est pas difficile de voir que, par glissement, on peut être tenté d’employer ce substantif dans des contextes autres que le contexte médical, pour évoquer le nombre de cas d’autres phénomènes.

Voici un exemple anglais du gouvernement du Canada :

Among Canadians 15 years and older, the prevalence of past-year cannabis use decreased from 14.1% in 2004 to 10.7% in 2010.

Et voici le pendant français :

Chez les Canadiens de 15 ans et plus, la *prévalence de la consommation de cannabis au cours des 12 derniers mois a diminué, passant de 14,1 %, en 2004, à 10,7 %, en 2010.

Notons pour commencer la maladresse considérable de la structure française, où la formule utilisée pour rendre past-year a pour effet de donner l’impression au lecteur que, entre 2004 et 2010, au Canada, il ne s’est écoulé que 12 mois, pour les francophones du moins.

Mais ce qui m’intéresse surtout ici, c’est le mot prévalence. Pour moi, il est difficile de prétendre que la consommation de cannabis soit une maladie ou même un « événement médical » au sens large.

Que dire alors en bon français ? Les options dépendent du contexte, mais dans ce cas-ci, il est clair qu’on a affaire à un taux, une proportion en pourcentage. La solution est donc assez simple :

Chez les Canadiens de 15 ans et plus, la proportion d’indidivus ayant consommé du cannabis au cours des 12 derniers mois a diminué, passant de 14,1 % en 2004 à 10,7 % en 2010.

Dans d’autres cas, on pourra utiliser (quand il n’y a pas d’ambiguïté) des substantifs comme taux, fréquence, importance, etc.

Du côté de l’adjectif, la situation est légèrement plus compliquée. L’adjectif français prévalent a le sens de « prédominant ». Autrement dit, quand la fréquence d’un phénomène ou l’importance d’une chose est élevée, on peut effectivement dire que le phénomène est prévalent ou la chose est prévalente, au sens qu’elle prévaut contre les autres. (L’adjectif a aussi un sens spécialisé en psychologie, sur lequel je passe.)

Du coup, on voit facilement comment, par glissement, en tout cas pour les choses dont la fréquence est élevée, on peut être tenté d’utiliser non seulement l’adjectif prévalent, mais aussi le substantif prévalence.

C’est pour cela que je dis que, à terme, on va sans doute perdre le combat et prévalence en français va devenir un synonyme de prevalence en anglais dans toutes sortes de domaines autres que le domaine médical.

Mais en l’état actuel des choses, un traducteur professionnel se doit de résister à la tentation et de respecter les usages qui sont recommandés par les usuels et qui, pour le moment, sont encore… prévalents.

compare and contrast

Les expressions « comparer et distinguer », « comparer et mettre en opposition », etc. ne sont pas idiomatiques et sont à rejeter.

L’expression compare and contrast est fréquemment utilisée en anglais et constitue un faux ami si on essaye de la traduire littéralement. À cet égard, l’examen des diverses tentatives faites par les traducteurs, en particulier ceux qui œuvrent pour le gouvernement fédéral du Canada, est assez instructif.

Tout d’abord, il faut noter ce qui est à la source du problème et complique la situation : c’est que le verbe to contrast n’a pas d’équivalent direct en français. Les dictionnaires bilingues ne sont pas d’un grand secours. Le lexicographe sera naturellement tenté de trouver un équivalent français aussi proche que possible, à la fois lexicalement et grammaticalement, du verbe transitif anglais et proposera donc des choses comme les formes verbales transitives opposer ou mettre en opposition. Mais conviennent-elles vraiment ?

À mon avis, la réponse est non. Voici un premier exemple tiré d’un site du gouvernement fédéral du Canada :

Describe, compare and contrast in detail two events, jobs or procedures.

Et voici ce que contient la version française du site :

Décrire, comparer et mettre en opposition de façon détaillée deux événements, emplois ou procédures.

Ce n’est évidemment pas complètement faux, mais y a-t-il un seul locuteur français pour trouver naturelle une telle structure en français ? Le simple fait de vouloir à tout prix choisir des verbes transitifs directs, pour pouvoir les coordonner tous à la file au début de la phrase avant d’indiquer le complément d’objet direct, est généralement signe de faiblesse dans la traduction, parce que la coordination est rarement aussi facile en français, du fait que les éléments qu’on veut coordonner sont souvent hétérogènes sur le plan grammatical, comme on a déjà eu l’occasion de l’évoquer dans d’autres articles.

Comme comparer et mettre en opposition n’est pas une tournure naturelle en français, les traducteurs un peu plus exigeants essayent de trouver autre chose. Voici un autre exemple, de l’Agence de la santé publique du Canada cette fois :

Compare and contrast innate and adaptive immunity.

Et voici son équivalent français :

Comparer et distinguer l’immunité innée et l’immunité adaptative.

Ce n’est pas vraiment mieux !

Et un autre, toujours de la même source :

How do quantitative and qualitative evidence compare and contrast?

En français, ça donne :

Quel est le classement de ces deux méthodes de recherche (quantitative et qualitative), l’une par rapport à l’autre, en ce qui concerne les meilleures preuves d’efficacité ?

Ouille ouille ouille ! Ça se gâte.

D’autres traducteurs finissent par renoncer :

Compare and contrast conventional and alternative energy sources with respect to criteria such as availability, renewability, cost and environmental impact;

En français, on trouve :

Comparer les sources d’énergie conventionnelles et de remplacement à la lumière de critères tels que la disponibilité, la possibilité de renouvellement, le coût et l’impact sur l’environnement.

Autrement dit, la deuxième moitié de l’expression est passée à la trappe !

C’est une attitude qui se défend. Après tout, une vraie comparaison devrait englober la « mise en opposition » des choses qu’on compare. C’est une situation un peu comparable à celle du fameux and/or que tant de personnes persistent à vouloir utiliser en anglais (et qui se voit de plus en plus en français du même coup, sous la forme et/ou), alors que, par définition, la conjonction or en anglais (ou en français) n’est pas exclusive et englobe la possibilité que les deux éléments coordonnés soient vrais (ou existent) en même temps.

Cela dit, il existe à mon avis une tournure française qui correspond assez bien au compare and contrast anglais et à laquelle aucun des traducteurs cités ne semble avoir songé… C’est tout simplement la formule les points communs et les différences. Elle dit bien exactement ce que compare and contrast veut dire, à savoir qu’on veut déterminer à la fois en quoi les choses comparées sont semblables et en quoi elles sont différentes.

Le seul hic est que cette formule n’est pas un verbe. Alors oui, il faut oser tourner les choses un peu autrement… Dans les différents exemples ci-dessus, cela pourrait ainsi donner, pour le premier :

Décrire de façon détaillée deux événements, emplois ou procédures, en en soulignant les points communs et les différences.

Pour le deuxième :

Indiquer les points communs et les différences entre l’immunité innée et l’immunité adaptative.

Pour le troisième :

Quels sont les points communs et les différences entre les deux méthodes de recherche (quantitative et qualitative) ?

Et pour le dernier :

Mettre en évidence les points communs et les différences entre les sources d’énergie conventionnelles et les sources d’énergie de substitution à la lumière de critères tels que la disponibilité, la possibilité de renouvellement, le coût et l’impact sur l’environnement.

Il me semble que l’expérience est concluante. Dans tous ces cas où l’anglais utilise compare and contrast, le français s’accommode très bien d’une structure tournant autour de la formule les points communs et les différences. Je ne crois donc pas trop m’avancer en déclarant que cette formule est bel et bien l’équivalent français de l’expression anglaise. Elle n’est peut-être pas aussi idiomatique et figée et n’est donc pas vraiment une expression française à proprement parler, mais elle fait parfaitement l’affaire dans tous les exemples mentionnés ci-dessus.

Singulier ou pluriel ? (2)

Un autre exemple (selon moi) d’influence sournoise de l’anglais sur le français au Canada, avec l’utilisation du singulier « l’intimidation » au lieu du pluriel « les intimidations » pour rendre « bullying ».

Je viens d’avoir un débat intéressant avec mes collègues de travail sur le terme anglais bullying et son équivalent en français. Il n’existe pas de traduction française qui se soit imposée de façon universelle pour ce terme. Apparemment, en France, on aurait tendance à parler de harcèlement scolaire, alors que, au Canada français, on parlerait plutôt d’intimidation. (Le problème de harcèlement scolaire est qu’il limite d’emblée le concept au contexte scolaire, ce qui n’est pas le cas du terme anglais.)

Notre débat aujourd’hui ne portait pas sur le choix du terme. Nous sommes tous d’accord pour utiliser intimidation. Il portait sur la question de savoir s’il fallait utiliser le substantif au singulier ou au pluriel, c’est-à-dire dire et écrire l’intimidation ou les intimidations.

Mon propre point de vue est que l’emploi du terme au singulier pour parler de ce que les anglais appellent bullying n’est pas vraiment idiomatique en français. Comme pour bon nombre d’autres termes en français, le singulier sert à évoquer un concept de façon abstraite, tandis que le pluriel sert à désigner les manifestations concrètes du phénomène.

Or, dans le cas du bullying, il est tout particulièrement important de tenir compte à la fois de la diversité des manifestations du phénomène et du caractère souvent répétitif des comportements qui relèvent de cette forme de harcèlement. Et dès qu’on sort du cadre purement scolaire, on constate que le terme est plus souvent, dans la langue courante, utilisé au pluriel. Voici par exemple le titre d’un article du quotidien Le Monde qui fait partie (aujourd’hui) des 10 premiers résultats quand on fait une recherche sur « intimidations » dans Google :

Sarkozy appelle Moscou à cesser les intimidations contre la Géorgie

Il ne viendrait à l’idée de personne d’utiliser, dans ce titre, intimidation au singulier :

Sarkozy appelle Moscou à cesser *l’intimidation contre la Géorgie

Pourquoi ? Parce que cet article ne fait pas référence au concept d’intimidation dans l’abstrait, mais aux manifestations du phénomène dans le cadre des relations entre la Russie et la Géorgie.

Or, selon moi, le même raisonnement s’applique dans la majeure partie des cas où l’anglais emploie bullying au singulier. Et, toujours selon moi, la tendance à privilégier le singulier en français au Canada pour intimidation n’a rien d’idiomatique et est le résultat de l’influence sournoise de l’anglais, où ce concept est toujours exprimé au singulier.

C’est là que je suis en désaccord avec mes collègues. Pour eux, il faut dire la lutte contre l’intimidation, tout comme on dirait la lutte contre le harcèlement sexuel ou la lutte contre le tabagisme. Pour moi, il faudrait dire la lutte contre les intimidations.

(J’y vois aussi, comme facteur secondaire, l’influence des dictionnaires et des bases de données terminologiques, dans lesquels les termes figurent évidemment au singulier et les articles n’indiquent pas s’il est plus idiomatique d’utiliser le singulier ou le pluriel. Mais c’est aussi une influence de l’anglais, par l’intermédiaire des dictionnaires et bases bilingues, qui encouragent leurs utilisateurs à sauter sur des solutions sans les explorer dans le contexte unilingue de la langue dont elles relèvent.)

Mes collègues défendent l’emploi du singulier en disant que c’est ce qu’on dit au Canada. Et je ne peux pas leur donner tort. Dans la vaste majorité des cas, au Canada français, on utilise le singulier. Voici un exemple anglais tiré d’un site du gouvernement du Canada :

Bullying prevention in schools: Executive summary

Et voici l’équivalent français :

Programmes de lutte contre l’intimidation en milieu scolaire : résumé

Pour moi, il faudrait dire :

Programmes de lutte contre les intimidations en milieu scolaire : résumé

parce que ce contre quoi on lutte, ce n’est pas un concept abstrait, ce sont ses manifestations concrètes et multiples dans toute leur diversité.

Évidemment, il est possible de défendre l’emploi du singulier en évoquant la comparaison avec harcèlement. Mais la différence est que harcèlement ne s’utilise pas au pluriel pour désigner des manifestations concrètes du phénomène. On ne dit pas la lutte contre *les harcèlements. On dit, si on veut insister sur la multiplicité et la variété des manifestations du harcèlement, quelque chose comme la lutte contre toutes les formes de harcèlement.

Avec intimidation, en revanche, le pluriel est naturel en français, comme le montre l’exemple de l’article du Monde ci-dessus. Cela ne veut pas dire pour autant que le substantif intimidation soit un nom vraiment comptable. Ainsi, on ne dira pas :

Il y a eu *trois intimidations à l’école cette semaine.

On dira :

Il y a eu trois cas d’intimidation à l’école cette semaine.

On pourrait donc dire que, en français, il y a différents degrés d’abstraction et que le passage du singulier au pluriel, dans le cas d’intimidation, est un passage d’un degré supérieur à un degré inférieur d’abstraction, sans pour autant aller jusqu’au niveau le plus concret possible.

Il n’en reste pas moins que, en français, c’est le pluriel intimidations qui est le plus naturel pour rendre bullying, et qu’il est difficile de ne pas voir l’emploi du singulier l’intimidation au Canada français comme étant le résultat de l’influence sournoise de l’anglais, dans lequel ce concept est toujours exprimé au singulier.

Dans le débat d’aujourd’hui, j’ai dû me plier à l’avis de ma patronne et utiliser moi aussi le singulier, pour que nos documents soient conformes à l’usage des autres organismes du Canada avec qui nous œuvrons en partenariat. Mais je ne peux pas m’empêcher d’y voir le résultat de la pression d’une majorité qui ne résiste pas suffisamment à l’influence de l’anglais. (Au Canada, en tant qu’individu né et éduqué en France, je suis moi-même minoritaire dans la minorité, même si je suis depuis de nombreuses années citoyen canadien.)

Bien entendu, en disant que, selon moi, l’emploi du singulier est influencé par l’anglais, je dis quelque chose que, d’une part, je ne peux pas prouver irréfutablement et qui, d’autre part, est relativement difficile à expliquer, comme le montre la longueur du présent article. Mais c’est ainsi que la sournoiserie de l’influence de l’anglais se manifeste : sous l’influence de l’anglais, les Canadiens français se mettent à dire et écrire des choses qui ne se disent pas vraiment en français standard, qui ne sont pas naturelles en français standard, mais ces usages se répandent et, tôt ou tard, ils deviennent officiels, ils deviennent la norme et il est impossible de s’en défaire, malgré tous les efforts qu’on peut faire pour expliquer pourquoi ils sont douteux.

D’aucuns diront que c’est l’évolution naturelle de la langue. Le hic est que, quand cette évolution se limite à une sphère particulière (ici, le Canada français), elle ne se distingue pas vraiment de l’assimilation, si ce n’est qu’elle est beaucoup plus lente et plus sournoise.