Le Grand Robert est très clair au sujet du verbe français considérer. Pour que le verbe ait le sens de « juger », « estimer » (sens n˚ 4), il est absolument indispensable de le construire avec la préposition comme. Autrement dit, on ne peut pas construire le verbe considérer avec un adjectif ou un groupe nominal en position d’attribut direct du verbe, comme avec le verbe être ou juger.
Or en anglais, dans le même sens de « juger » ou « estimer », le verbe to consider se construit bel et bien construit sans préposition. Les francophones trop influencés par l’anglais ont donc tendance à « oublier » la préposition comme, ce qui est pour le moins fâcheux.
Voici un exemple tiré, comme d’habitude, d’un site Web bilingue du gouvernement fédéral du Canada. L’extrait de la page en anglais est le suivant :
Et voici ce que dit la page française correspondante :
Je ne m’attarde pas ici sur les autres aspects problématiques de cette traduction (comme l’usage abusif du passif) et mets en relief la partie problématique. Il est inacceptable ici de construire le verbe considérer sans la préposition. En français correct, la structure devrait être :
En réalité, pour que la phrase soit vraiment naturelle en français, il faudrait tout tourner autrement et dire quelque chose comme :
Le changement de structure n’est pas obligatoire, mais il me paraît plus naturel. Ainsi, je le considère comme essentiel et je considère qu’il est essentiel sont deux phrases à priori équivalentes, mais j’aurais tendance à dire que, en raison de la présence (indispensable) de la préposition comme quand le verbe est construit avec un adjectif ou un groupe nominal, la structure se prête davantage aux situations où les éléments de la phrase sont relativement simples sur le plan grammatical.
Or ici, la chose qu’on juge est une proposition infinitive (lui demander son avis…) anticipée par un il impersonnel. Sans passif ni tournure impersonnelle, la phrase serait :
Je mets la proposition infinitive entre crochets parce qu’elle n’est pas vraiment acceptable dans cette position (d’où le recours à la tournure impersonnelle). Je cherche simplement à indiquer clairement la fonction des différents éléments de la phrase. Le fait que le C.O.D. du verbe est une proposition infinitive rend l’emploi de considérer comme plus lourd, moins naturel et, tant qu’à faire, il est grammaticalement plus simple d’utiliser le verbe considérer introduisant une proposition conjonctive commençant par que.
On constate d’ailleurs que les divers exemples donnés par le Grand Robert pour considérer comme sont tous des exemples où le C.O.D. est un simple groupe nominal ou un pronom personnel.
Il faut aussi noter ici la tendance, en français, à ajouter le participe présent étant après comme quand on utilise la structure considérer comme. Voici un exemple choisi au hasard sur le Web :
Pourquoi cet ajout ? On pourrait très bien ici dire simplement comme constitué. Cette tendance à ajouter étant pourrait être… considérée comme un simple signe de préciosité (et c’est sans doute vrai dans certains cas), mais je crois qu’elle trahit en fait un malaise plus profond vis-à-vis de la structure considérer comme elle-même.
Ce malaise rejoint ce que je dis ci-dessus sur la simplicité relative des éléments grammaticaux. Dès qu’on s’écarte des exemples très simples, comme je la considère comme une amie ou je le considère comme responsable, on dirait qu’il y a comme une gêne à utiliser cette structure, qui conduit le locuteur soit à trouver qu’il est plus naturel d’utiliser considérer que… soit à vouloir insérer un étant redondant, comme pour donner plus de solidité à la structure — ce qui, dans un cas comme dans l’autre, revient à expliciter le caractère attributif de la structure en ajoutant, sous une forme ou une autre, le verbe être.
Pour revenir à ce qui nous préoccupe vraiment ici, le problème de base pour les francophones influencés par l’anglais est l’oubli de comme. J’ai trouvé qu’il était assez révélateur, par exemple, que cet oubli soit une des rares erreurs qui aient échappé à l’attention des correcteurs qui ont relu l’ouvrage Les Bienveillantes de Jonathan Littell pour les éditions Gallimard. L’auteur est né à New York et bilingue (anglais/français) et ce n’est sans doute pas un hasard.
Malheureusement, je n’ai pas noté la référence exacte sur le coup quand j’ai rencontré cette erreur dans le livre et je n’ai pas vraiment le temps de relire attentivement plus de 900 pages pour la retrouver… Mais elle m’a frappé sur le coup, à tel point que je m’en souviens encore aujourd’hui, quelques années après avoir lu le livre. C’est, je crois, ce qu’on appelle une « déformation professionnelle »…
MISE À JOUR DU 17 DÉCEMBRE 2021 :
M. David Moucaud, doctorant en stylistique, m’a fort gracieusement fait parvenir les résultats d’une recherche informatisée dans l’ouvrage Les Bienveillantes de Jonathan Littell, qui révèle les quatre occurrences suivantes de considérer sans comme (pagination de l’édition Folio de 2008) :