aucun

Utilisation douteuse de ce déterminant au pluriel, qui ne peut que compliquer la tâche des anglophones qui essayent d’apprendre le français et qui ne correspond pas à l’usage en français moderne.

Le mot frais (au sens de « dépenses occasionnées ») semble poser problème à un certain nombre de locuteurs francophones au Canada.

Voici un exemple tout… frais tiré du site Web bilingue de la Banque Royale du Canada. La banque vient en effet d’annoncer une modification de ses tarifs (service fees) et voici ce que l’anglais indique pour une transaction qui ne coûte rien (si, si, ça existe !) :

Free if accompanied by a deposit slip.

Voici maintenant ce que la version française du même tableau indique au même endroit :

*Aucuns frais s’il y a un bordereau de dépôt.

Le mot français frais au sens de « dépenses occasionnées » n’existe qu’au pluriel. Et comme le mot frais n’existe qu’au pluriel, il est, à mon avis, problématique de l’utiliser avec aucun dans une tournure négative. En effet, le déterminant aucun, qui s’utilise en combinaison avec la négation en français, s’utilise exclusivement au singulier en français moderne. Quand l’anglais utilise le pluriel pour décrire l’absence d’une chose comptable :

He has no friends.

le français utilise le singulier :

Il n’a pas d’ami.

Et si on veut utiliser aucun, le singulier est obligatoire :

Il n’a aucun ami.

Quand la tournure négative n’utilise pas aucun, le pluriel est envisageable, principalement pour les choses qui n’existent qu’au pluriel, justement. Ainsi :

There is no administrative fee.

donnera :

Il n’y a pas de frais administratifs.

Mais il est problématique d’utiliser une tournure avec aucun dans ce cas :

Il n’y a *aucuns frais administratifs.

Bien entendu, si on remonte dans le temps et si on se rapproche de l’origine latine d’aucun, on trouvera des occurrences du mot (sous ses anciennes formes, comme « aulcun », qui avaient aussi une valeur positive, comme any en anglais) accordé non seulement en genre, mais aussi en nombre. Grevisse (§ 608) cite un exemple de Marot :

Salomon, ce voyant, fit apporter aulcunes mousches à miel.

Mais cela n’a rien à voir avec le français moderne, où aucun est utilisé exclusivement dans des tournures négatives.

Dans son article, Grevisse consacre toute une section à la question de l’emploi au pluriel d’aucun et de nul. Il note qu’ils « sont employés couramment au pluriel jusqu’au xviiie siècle ». Mais tous les exemples d’emplois au pluriel qu’il donne après cette période relèvent sans contestation possible d’un français très littéraire et d’un registre très soutenu, y compris avec frais. Voici une citation tirée de Roger Martin du Gard :

Il ne fait aucuns frais inutiles.

En français moderne, où aucun est automatiquement associé à un substantif au singulier, cela pose problème. On peut certes remonter dans le temps et élargir le champ aux différents registres de langue, y compris le registre littéraire, pour justifier l’emploi d’aucuns au pluriel. On peut aussi faire référence à cette note de l’Académie française, qui soutient que le pluriel est (« rarement ») accordé en nombre, pour les noms qui n’ont pas de singulier ou qui ont un sens différent au singulier.

Mais je ne pense pas exagérer en disant que, du fait de l’évolution qu’a connue aucun et de sa forte association à la négation et au singulier en français moderne, ces tournures semblent pour le moins maladroites.

L’observation du grammairien Martinon, que Grevisse cite aussi dans son article, confirme la gêne qu’engendre l’emploi d’aucuns au pluriel dans la grammaire française moderne. Grevisse indique en effet que, selon Martinon, on pourrait écrire quelque chose comme :

Je n’ai fait *aucun frais.

Le raisonnement de Martinon est que le singulier est acceptable dans la mesure où ce qu’on veut dire, c’est que l’on n’a fait « aucun des frais » qu’on aurait pu faire. Grevisse n’est pas du tout d’accord et démonte en bloc l’argumentation de Martinon. En ce qui me concerne, je considère que l’observation de Martinon illustre bien la gêne occasionnée par l’emploi d’aucuns au pluriel en français moderne, qui pousse les lexicographes à justifier des emplois douteux et certains grammairiens à proposer des solutions et des explications tirées par les cheveux.

Par ailleurs, Grevisse cite aussi des tournures de français littéraire avec sans dans lesquelles aucun se retrouve après le substantif et perd du même coup sa valeur de déterminant :

Il y a des hommes qui, dans la vie, marchent tout droit, sans hésitations aucunes.

Dans cette tournure, apparemment, certains auteurs semblent trouver le pluriel acceptable. Mais cela relève là encore d’un français très littéraire et n’a plus grand-chose à avoir avec l’emploi courant du déterminant aucun en français moderne.

La seule tournure du français moderne dans laquelle on utilise encore vraiment aucun au pluriel est la formule figée d’aucuns, qui est à valeur nominale, relève elle-même d’un registre très soutenu et signifie « quelques-uns » ou « certains » (voir Grevisse § 710).

Pour revenir à l’exemple tiré du site Web de la Banque Royale du Canada, la question qui se pose est celle de savoir pourquoi l’auteur de la version française du tableau a ressenti le besoin de s’écarter de l’original anglais. Après tout, l’anglais dit tout simplement free. Pourquoi le français ne dit-il pas tout simplement gratuit ? Cela a le mérite d’être clair et alléchant pour le client et surtout de ne présenter aucune difficulté d’ordre morphologique ou grammatical !

Ce qui selon moi pose surtout problème ici, c’est qu’on ne peut s’empêcher de penser que cet emploi du pluriel dans la forme négative avec aucun est influencé par l’anglais, puisque justement, en anglais, la tournure négative avec no se construit par défaut au pluriel. Prenons un autre exemple :

I have no problems with your web site.

En français, cela donnera non pas :

Ton site Web ne me pose *aucuns problèmes.

mais :

Ton site Web ne me pose aucun problème.

Il me semble douteux, en français moderne, d’utiliser le cas particulier de frais, qui n’existe qu’au pluriel, pour justifier un emploi d’aucun au pluriel qui est fautif avec tout autre substantif existant à la fois au singulier et au pluriel.

Et surtout, du point de vue pédagogique, cela ne peut que contribuer à semer la confusion chez les anglophones qui veulent maîtriser le français moderne et doivent apprendre à réfréner leur tendance à vouloir utiliser le pluriel dans les tournures négatives. S’ils voient quelque chose comme *aucuns frais écrit noir sur blanc, cela risque de leur faire croire à tort que quelque chose comme *aucuns problèmes est acceptable, ce qui n’est pas le cas.

J’encouragerais donc vivement tous les locuteurs francophones et en particulier les personnes qui occupent des fonctions d’enseignement du français à ne pas contribuer à semer une telle confusion et à respecter l’usage du français moderne, dans lequel aucun n’est jamais utilisé au pluriel.

Singulier ou pluriel ? [1]

Le mot « information » a un sens différent selon qu’on l’emploie au singulier ou au pluriel et cette différence est propre au français.

Le mot information a à peu près le même sens en anglais et en français. Il n’est donc pas un faux ami sur le plan strictement lexical.

En revanche, il est utilisé sous des formes différentes en anglais et en français. En particulier, il y a de nombreux cas où l’anglais utilise le nom au singulier alors que le français utiliserait le pluriel.

Voici un exemple :

I have some information that I want to share with you.

En guise d’équivalent, au Canada francophone en particulier, on entend bien trop souvent en français une tournure comme celle-ci :

J’ai *de l’information dont je veux vous faire part.

Mais c’est inacceptable. Le substantif information ne peut pas être utilisé ainsi comme un nom non comptable (non dénombrable) en français. Soit on l’utilise au singulier avec l’article indéfini (une information) — mais alors cela implique qu’on a une seule information à présenter — soit on l’utilise au pluriel avec l’article indéfini pour rendre l’idée d’une quantité indéfinie :

J’ai des informations dont je veux vous faire part.

Il est bel et bien possible d’utiliser information au singulier en français dans différents contextes. Il peut arriver, après tout, qu’on n’ait qu’une information à présenter.

Il est également possible de faire référence au secteur journalistique qui s’occupe de l’actualité comme étant le secteur de l’information. On dira alors qu’un présentateur de journal télévisé, par exemple, travaille dans l’information. C’est un sens plus abstrait du terme : l’information est la notion générale ; les informations sont les manifestations concrètes de cette notion, les exemples de la notion définissant le secteur dans lequel on travaille.

On utilise aussi information au singulier dans des expressions comme élément d’information, réunion d’information, etc. et en particulier dans les fameuses technologies de l’information et de la communication (les TIC). Là encore, il est question d’information dans un sens plus abstrait, mais qui en outre ne se limite pas aux informations qui font l’actualité et concerne tous les types d’information, quels qu’ils soient.

Dans tous ces exemples, le caractère abstrait d’information au singulier n’en fait pas vraiment un substantif non comptable. Dans tous les cas où l’anglais traite information comme un substantif singulier non comptable, le français utilise le pluriel :

There is a lot of information in this document.
Il y a beaucoup d’*information dans ce document.
Il y a beaucoup d’informations dans ce document.

Ce phénomène ne se limite pas au substantif information. Le terme communication se comporte de façon semblable. (L’anglais hésite d’ailleurs beaucoup plus entre singulier et pluriel pour communication que pour information.) Mais le cas d’information est particulièrement frappant et suscite de nombreuses utilisations impropres au Canada francophone.