Emphase [2]

L’emphase grammaticale fait partie intégrante de la langue française et elle joue un rôle indispensable pour donner un caractère naturel à ce qu’on dit ou écrit quand on s’exprime dans cette langue.

J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer l’emploi de l’emphase dans la syntaxe française pour remédier au problème du décalage entre la syntaxe et le sens, qui est quelque chose de naturel en anglais alors qu’il l’est beaucoup moins en français. Dans l’exemple que je donnais alors, l’élément central de la phrase sur le plan du sens se retrouvait en fin de phrase, dans un gérondif. Pour faire concorder la syntaxe avec ce rôle sémantique central, on utilisait une tournure emphatique du type c’est en… que…

Voici un autre exemple du même ordre :

Chlorophyll is what gives leaves their green colour.

Si l’on traduit littéralement en suivant la syntaxe anglaise, cela donne quelque chose comme :

La chlorophylle est ce qui donne aux feuilles leur couleur verte.

Ce n’est pas grammaticalement faux, mais est-ce vraiment ce qui se dit naturellement en français ? À mon avis, non.

Dans cet exemple, la phrase est en réalité une réponse à la question sous-entendue : « Qu’est-ce qui donne aux feuilles leur couleur verte ? » (Dans l’exemple avec le gérondif, la question sous-entendue était : « Comment les élèves autistes apprennent-ils ? »)

Or la traduction littérale ci-dessus n’est pas une réponse à cette question sous-entendue. Elle est une réponse à la question : « Qu’est-ce que la chlorophylle ? » Elle est, autrement dit, la tournure syntaxique qu’on utiliserait si on voulait fournir une définition de la chlorophylle.

Ici, comme dans l’exemple de l’autre article, pour bien répondre à la question sous-entendue, il faut avoir recours à une tournure emphatique de type c’est… qui… :

C’est la chlorophylle qui donne aux feuilles leur couleur verte.

Le problème ici ne semble pas être un problème de décalage entre la forme et le sens. Après tout, dans les deux traductions en français, chlorophylle est bel et bien en début de phrase.

Mais le problème est précisément que le sujet du verbe n’est pas naturellement, en français, le prédicat. Il y a donc bel et bien ici aussi un décalage entre la forme et le sens. Pour faire de chlorophylle le prédicat, il faut le mettre en position d’attribut du sujet, ce qui se fait avec la tournure emphatique.

On pourrait d’ailleurs aussi dire :

Ce qui donne aux feuilles leur couleur verte, c’est la chlorophylle.

L’emploi du pronom ce deux fois dans la même phrase est en quelque sorte une double emphase. Ce n’est pas nécessaire, mais cela illustre bien combien l’emploi de la tournure emphatique est quelque chose de beaucoup plus naturel en français. (Songer en particulier à l’emploi de est-ce que dans les phrases interrogatives, qui a perdu toute teneur emphatique.)

La conclusion ici est que l’emphase grammaticale fait partie intégrante de la langue française et qu’elle joue un rôle indispensable pour donner un caractère naturel à ce qu’on dit ou écrit quand on s’exprime dans cette langue.

compare and contrast

Les expressions « comparer et distinguer », « comparer et mettre en opposition », etc. ne sont pas idiomatiques et sont à rejeter.

L’expression compare and contrast est fréquemment utilisée en anglais et constitue un faux ami si on essaye de la traduire littéralement. À cet égard, l’examen des diverses tentatives faites par les traducteurs, en particulier ceux qui œuvrent pour le gouvernement fédéral du Canada, est assez instructif.

Tout d’abord, il faut noter ce qui est à la source du problème et complique la situation : c’est que le verbe to contrast n’a pas d’équivalent direct en français. Les dictionnaires bilingues ne sont pas d’un grand secours. Le lexicographe sera naturellement tenté de trouver un équivalent français aussi proche que possible, à la fois lexicalement et grammaticalement, du verbe transitif anglais et proposera donc des choses comme les formes verbales transitives opposer ou mettre en opposition. Mais conviennent-elles vraiment ?

À mon avis, la réponse est non. Voici un premier exemple tiré d’un site du gouvernement fédéral du Canada :

Describe, compare and contrast in detail two events, jobs or procedures.

Et voici ce que contient la version française du site :

Décrire, comparer et mettre en opposition de façon détaillée deux événements, emplois ou procédures.

Ce n’est évidemment pas complètement faux, mais y a-t-il un seul locuteur français pour trouver naturelle une telle structure en français ? Le simple fait de vouloir à tout prix choisir des verbes transitifs directs, pour pouvoir les coordonner tous à la file au début de la phrase avant d’indiquer le complément d’objet direct, est généralement signe de faiblesse dans la traduction, parce que la coordination est rarement aussi facile en français, du fait que les éléments qu’on veut coordonner sont souvent hétérogènes sur le plan grammatical, comme on a déjà eu l’occasion de l’évoquer dans d’autres articles.

Comme comparer et mettre en opposition n’est pas une tournure naturelle en français, les traducteurs un peu plus exigeants essayent de trouver autre chose. Voici un autre exemple, de l’Agence de la santé publique du Canada cette fois :

Compare and contrast innate and adaptive immunity.

Et voici son équivalent français :

Comparer et distinguer l’immunité innée et l’immunité adaptative.

Ce n’est pas vraiment mieux !

Et un autre, toujours de la même source :

How do quantitative and qualitative evidence compare and contrast?

En français, ça donne :

Quel est le classement de ces deux méthodes de recherche (quantitative et qualitative), l’une par rapport à l’autre, en ce qui concerne les meilleures preuves d’efficacité ?

Ouille ouille ouille ! Ça se gâte.

D’autres traducteurs finissent par renoncer :

Compare and contrast conventional and alternative energy sources with respect to criteria such as availability, renewability, cost and environmental impact;

En français, on trouve :

Comparer les sources d’énergie conventionnelles et de remplacement à la lumière de critères tels que la disponibilité, la possibilité de renouvellement, le coût et l’impact sur l’environnement.

Autrement dit, la deuxième moitié de l’expression est passée à la trappe !

C’est une attitude qui se défend. Après tout, une vraie comparaison devrait englober la « mise en opposition » des choses qu’on compare. C’est une situation un peu comparable à celle du fameux and/or que tant de personnes persistent à vouloir utiliser en anglais (et qui se voit de plus en plus en français du même coup, sous la forme et/ou), alors que, par définition, la conjonction or en anglais (ou en français) n’est pas exclusive et englobe la possibilité que les deux éléments coordonnés soient vrais (ou existent) en même temps.

Cela dit, il existe à mon avis une tournure française qui correspond assez bien au compare and contrast anglais et à laquelle aucun des traducteurs cités ne semble avoir songé… C’est tout simplement la formule les points communs et les différences. Elle dit bien exactement ce que compare and contrast veut dire, à savoir qu’on veut déterminer à la fois en quoi les choses comparées sont semblables et en quoi elles sont différentes.

Le seul hic est que cette formule n’est pas un verbe. Alors oui, il faut oser tourner les choses un peu autrement… Dans les différents exemples ci-dessus, cela pourrait ainsi donner, pour le premier :

Décrire de façon détaillée deux événements, emplois ou procédures, en en soulignant les points communs et les différences.

Pour le deuxième :

Indiquer les points communs et les différences entre l’immunité innée et l’immunité adaptative.

Pour le troisième :

Quels sont les points communs et les différences entre les deux méthodes de recherche (quantitative et qualitative) ?

Et pour le dernier :

Mettre en évidence les points communs et les différences entre les sources d’énergie conventionnelles et les sources d’énergie de substitution à la lumière de critères tels que la disponibilité, la possibilité de renouvellement, le coût et l’impact sur l’environnement.

Il me semble que l’expérience est concluante. Dans tous ces cas où l’anglais utilise compare and contrast, le français s’accommode très bien d’une structure tournant autour de la formule les points communs et les différences. Je ne crois donc pas trop m’avancer en déclarant que cette formule est bel et bien l’équivalent français de l’expression anglaise. Elle n’est peut-être pas aussi idiomatique et figée et n’est donc pas vraiment une expression française à proprement parler, mais elle fait parfaitement l’affaire dans tous les exemples mentionnés ci-dessus.

how + adjectif

La structure « how » + adjectif ne se rend pas à l’aide de « comment » en français.

L’adverbe interrogatif anglais how est lui-même un faux ami dans la mesure où on peut être tenté de le rendre par son équivalent apparent en français, comment (ou combien, équivalent français de how much / how many), dans toutes sortes de situations dans lesquelles cela n’est pas approprié.

J’ai déjà mentionné dans un article le cas de la structure to learn how to, dans laquelle il faut éviter de rendre le how par comment en français.

Mais le problème s’étend à toutes sortes d’autres utilisations de how en anglais, comme je l’ai déjà expliqué dans un autre article. Je m’intéresse aujourd’hui plus particulièrement à la structure how + adjectif, qui est de toute évidence impossible à traduire littéralement.

Quand l’anglais dit :

How big is this house?

on ne peut pas, bien entendu, dire en français :

*Comment grande est cette maison ?

ni même :

*Combien grande est cette maison ?

Il faut dire :

Quelle est la taille de cette maison ?

Mais il y a des situations où cette impossibilité est moins évidente et la tentation est grande d’utiliser comment en français comme équivalent de how. Voici une question extraite d’une page du site Web du ministère de la justice du gouvernement fédéral du Canada :

What is data preservation and how is it different from data retention?

Et voici ce qu’on trouve sur la page française équivalente :

Qu’est-ce que la conservation des données et *comment diffère-t-elle du stockage des données ?

Même si cela n’est pas aussi évident ici, le problème est semblable au premier exemple ci-dessus. La tournure à traduire est how different. Qu’il s’agisse d’une interrogative directe (comme ici) ou d’une interrogative indirecte, il est impossible de rendre cela par *comment différent ou *combien différent.

Et l’auteur de la version française de la page du ministère de la justice du Canada en est bien conscient. Mais sa tentative pour contourner le problème, avec la tournure *comment elle diffère, n’est pas plus naturelle en français. Elle reste un calque de la tournure en anglais, dans la mesure où elle persiste à utiliser l’adverbe interrogatif comment.

Or en français, ce n’est pas l’adverbe comment qu’on associe naturellement à l’adjectif différent ou au verbe différer. Si on tient à conserver l’adjectif ou le verbe, alors il faut utiliser la tournure en quoi. On dira donc :

Qu’est-ce que la conservation des données et en quoi est-elle différente du stockage des données ?

ou encore :

Qu’est-ce que la conservation des données et en quoi diffère-t-elle du stockage des données ?

Mais on peut aussi tout simplement recourir au substantif différence et changer complètement la tournure :

Qu’est-ce que la conservation des données et quelle est la différence avec le stockage des données ?

On voit que les options ne manquent pas. Mais comme toujours, pour rendre les choses de façon naturelle en français, il faut savoir oser s’écarter du modèle anglais et résister à la tentation d’une traduction littérale ou semi-littérale.

Quand je parle de « traduction », je ne veux pas dire ici, bien entendu, que le problème se limite aux situations où le texte original est écrit en anglais et on cherche à le traduire (comme c’est le plus souvent le cas au gouvernement fédéral du Canada).

Il s’applique aussi à toutes les personnes plus ou moins bilingues qui vivent dans un environnement dominé par l’anglais et qui ont elles-mêmes assimilé les tournures anglaises au point qu’elles sont souvent tentées, plus ou moins inconsciemment, de les reproduire en français. Et il s’applique aussi aux francophones qui entendent de telles tournures fautives en français dans la bouche de leurs concitoyens ou de leurs collègues et sont eux-mêmes tentés de les reproduire à leur tour, alors qu’ils ne sont pas eux-mêmes aussi influencés par l’anglais.

Superlatif et complément circonstanciel

Article sur des différences entre anglais et français qui affectent la syntaxe même de la phrase et qui me conduisent à recommander de ne pas toujours utiliser un superlatif en français quand l’anglais utilise un superlatif. Tout dépend des circonstances.

Comme je l’explique dans mon manifeste, quand on parle de faux amis, on pense souvent et surtout aux faux amis lexicaux, qui sont relativement évidents et relativement faciles à expliquer.

Mais je tiens aussi, sur ce site, à évoquer d’autres aspects moins évidents de cette « fausse amitié » qui lie l’anglais et le français, qui n’en sont pas moins importants. Ces aspects sont plus difficiles à expliquer, mais ils méritent qu’on s’y attarde, parce qu’ils tendent à avoir un impact plus sournois et partant plus dangereux sur le français tel qu’on le parle et l’écrit dans les régions du monde comme le Canada, où bon nombre de textes de référence sont en réalité des traductions de textes anglais et non des textes qui ont été rédigés en français par des locuteurs dont le français est la langue maternelle.

Voici un exemple que je rencontre aujourd’hui dans mon travail et qui me servira à illustrer mon propos :

Teacher learning is most effective when linked to student learning that is embedded in the daily life of schools.

Le problème qui m’intéresse dans cette phrase aujourd’hui est celui de la façon dont on va rendre une structure comme « is most XXX when » en français. Je crois qu’il est intuitivement clair, même pour ceux qui ne sont pas traducteurs, qu’il est impossible de traduire cette structure littéralement. On ne dira donc pas :

L’apprentissage de l’enseignant *est le plus efficace quand il est lié à celui de l’élève et intégré dans la vie scolaire au quotidien.

Le caractère fautif d’une telle phrase n’est pas évident, mais on sent bien qu’il y a quelque chose qui cloche. Qu’est-ce qui cloche ? De mon point de vue, c’est le fait que le superlatif, en français, ne s’emploie pas exactement comme le superlatif en anglais. Si on veut utiliser un complément circonstanciel de temps pour expliciter les circonstances qui rendent le superlatif supérieur à tous les autres, il faut, à mon avis, que ce complément circonstanciel vienne avant le superlatif. Autrement dit, on pourra rendre la phrase ci-dessus acceptable en lui appliquant une structure de mise en relief :

C’est quand il est lié à celui de l’élève et intégré dans la vie scolaire au quotidien que l’apprentissage de l’enseignant est le plus efficace.

Si on tient à expliciter les conditions qui rendent le superlatif supérieur à tous les autres après le superlatif lui-même, alors on ne peut pas utiliser un complément circonstanciel et il faut, à mon avis, utiliser une structure du type suivant :

L’apprentissage de l’enseignant le plus efficace est un apprentissage qui est lié à celui de l’élève et qui est intégré dans la vie scolaire au quotidien.

Vous aurez remarqué, cependant, que je laisse cette structure en rouge. Pourquoi ? Pour moi, elle n’est pas fausse, mais ce n’est pas ce qui se dirait le plus naturellement en français pour exprimer ce que l’anglais cherche à exprimer.

Car, au fond, que cherche à dire l’anglais ? Est-ce nécessairement par un superlatif qu’il faut rendre en français ce qui l’anglais exprime à l’aide d’un superlatif ? Je ne suis pas convaincu que ce soit indispensable, même si l’exemple en bleu ci-dessus, avec la mise en relief, est pour moi correct.

Il me semble que ce que l’anglais cherche surtout ici à exprimer, c’est un lien de causalité entre deux choses, à savoir d’une part le fait que l’apprentissage de l’enseignant est lié à celui de l’élève et est intégré dans la vie scolaire au quotidien et d’autre part le fait que cet apprentissage est vraiment efficace. Autrement dit, pour rendre cette phrase en français, ce qui me vient le plus naturellement à l’esprit, c’est en fait l’emploi d’un complément circonstanciel exprimant ce lien de causalité, c’est-à-dire en l’occurrence un complément de but :

Pour être vraiment efficace, il faut que l’apprentissage de l’enseignant soit lié à celui de l’élève et soit intégré dans la vie scolaire au quotidien.

C’est ici la combinaison du complément de but (pour…) et de la structure impersonnelle exprimant la nécessité (il faut que…) qui rend le mieux, à mon avis, ce que l’anglais cherche à exprimer. Le superlatif devient ici redondant et je constate que le souci d’exprimer les choses le plus naturellement possible en français me conduit à m’écarter de la traduction littérale.

C’est une leçon importante pour les traducteurs et tous ceux qui cherchent à éviter de se laisser trop influencer par une langue autre que la leur : parfois, même si une structure (ici, le superlatif) semble être la même dans les deux langues, cela ne veut pas dire que c’est la meilleure solution pour rendre l’idée que la phrase d’origine exprimait. Il faut oser s’écarter de la traduction littérale, de l’emploi systématique des mêmes structures, de la même syntaxe, même si elle semble fonctionner de manière identique dans les deux langues.

Vous me direz qu’on est loin ici de la notion de « faux ami ». Mais est-ce vraiment le cas ? Je ne suis pas convaincu. Pour moi, le faux ami ici n’est pas un mot du lexique, mais le superlatif lui-même. Pour rendre ce que le superlatif servait à exprimer en anglais, j’ai fini par utiliser une structure qui, grammaticalement parlant, n’a rien à voir avec le superlatif en français, même si bien entendu elle s’en rapproche sur le plan du sens (ce qui fait justement que je peux l’utiliser à cette fin !).

C’est de cela que je veux parler quand je parle de faux amis syntaxiques. Ce n’est pas parce deux langues ont toutes deux un outil qui s’appelle le superlatif que ce qu’on exprime à l’aide d’un superlatif dans l’une s’exprimera nécessairement et de façon naturelle à l’aide d’un superlatif dans l’autre. Et ce n’est pas parce qu’une langue exprime une circonstance à l’aide d’un complément circonstanciel de temps que l’autre n’exprimera pas plus naturellement cette même circonstance à l’aide d’un lien de causalité.