Verbe ou substantif ?

Un exemple de différence entre verbe et substantif qui justifie le rejet d’un calque de l’anglais.

Comme on a déjà eu l’occasion de le voir à plusieurs occasions, le problème des faux amis entre l’anglais et le français ne se limite pas au lexique. Ce qui est parfois trompeur, c’est la structure même de la phrase. Il faut résister à la tentation du calque, parfois parce que le résultat n’est pas idiomatique, parfois parce que le résultat, sans être faux, n’est pas ce qui se dit le plus naturellement dans la langue concernée.

Voici un exemple selon moi typique, qui concerne la différence entre verbe et substantif. En anglais, on rencontrera une tournure comme la suivante :

Internal medicine is a field which truly fascinates me.

On pourrait être tenté de calquer d’assez près la structure anglaise, en respectant simplement la place normale de l’adverbe en français, qui tombe, sauf exception, après le verbe :

La médecine interne est un domaine qui me fascine véritablement.

Le résultat n’est pas faux. Mais il ne correspond pas, selon moi, à ce qui se dit naturellement en français, en particulier dans le contexte, comme ici, d’une lettre de motivation, où il y a un souci de rédiger son texte dans une langue assez soignée.

Pourquoi une telle structure n’est-elle pas naturelle en français ? C’est, d’après moi, une question d’intonation et d’accent. L’anglais peut facilement mettre l’accent sur le verbe conjugué fascinates dans la phrase ci-dessus.

Il n’est pas possible d’en faire de même en français, où la rigidité des règles d’intonation et d’accentuation fait que l’accent tombe toujours sur le dernier élément du groupe rythmique ou de la proposition. Or, dans cette phrase, le concept de fascination est plus important que l’adverbe (véritablement) qualifiant cette fascination et il s’agit davantage d’un état que d’une action.

Le français aura donc plus naturellement tendance à utiliser le substantif au lieu du verbe et à utiliser une tournure comme :

La médecine interne est un domaine qui exerce sur moi une véritable fascination.

C’est certes un peu plus long (comme souvent en français), mais cela respecte davantage l’ordre naturel des mots et l’importance respective que donne la syntaxe aux différents éléments de la phrase. La fascination est désormais exprimée à l’aide d’un substantif, et l’adverbe devient un adjectif, qui, dans ce cas particulier, se place avant le substantif.

La différence est peut-être subtile aux yeux de certains, mais elle est selon moi assez importante pour mériter d’être donnée en exemple.

pratiquer (to practice)

Ce qui peut donc induire les francophones influencés par l’anglais en erreur, c’est que le verbe qui est un faux ami dans un contexte/sens donné peut très bien être utilisé dans un autre sens dans un contexte voisin. Tel est bel et bien le cas pour le verbe « pratiquer ».

Ces deux verbes forment une paire de faux amis très répandus au Canada francophone, parce que, bien entendu, les sports, la musique, etc. sont des activités qui, dans nos sociétés, exigent toutes… de la pratique.

Eh oui, tout le problème est là : il y a des contextes où le substantif français pratique est bel et bien synonyme du substantif anglais practice. Mais cela ne veut pas dire que le verbe français pratiquer soit synonyme du verbe anglais to practice !

Il suffit pour s’en rendre compte de consulter un dictionnaire bilingue comme le Robert & Collins. Dans ce dictionnaire, pour le verbe to practice (ou to practise), le sens qui nous intéresse n’est pas le sens 1.a, « mettre en pratique », mais le sens 1.b, « s’exercer à faire quelque chose ».

Dans ce sens-là, les choses sont claires : on n’utilise jamais, en français, le verbe pratiquer. S’il s’agit d’un sport, on utilise le verbe s’entraîner. S’il s’agit d’un instrument de musique, on utilise s’exercer, travailler ou encore répéter (avec un C.O.D. comme « un morceau de musique »).

En revanche (et là, un dictionnaire bilingue comme le Robert & Collins montre bien ses limites), il y a d’autres sens où le verbe pratiquer s’emploie bel et bien en français. Par exemple, on dira bien de quelqu’un qu’il pratique un sport. Mais cela ne veut pas dire qu’il s’entraîne dans ce sport. Cela veut dire que le sport en question est un sport auquel il s’adonne. Or, en anglais, dans ce sens-là, on n’utilise pas le verbe to practice, mais plutôt to play.

Ce qui peut donc induire les francophones influencés par l’anglais en erreur, c’est que le verbe qui est un faux ami dans un contexte/sens donné peut très bien être utilisé dans un autre sens dans un contexte voisin. Tel est bel et bien le cas ici.

En outre, ce qui est vrai pour le verbe n’est pas nécessairement vrai pour le substantif de la même famille. Comme je l’indique au premier paragraphe ci-dessus, on peut bel et bien dire, en français, qu’un sport comme l’escrime est quelque chose qui exige de la pratique, tout comme l’anglais dirait it takes practice. Ici, le substantif français et le substantif anglais ont le même sens, qui est celui d’« exercices répétés en vue de développer ses compétences ».

Malheureusement, cette synonymie ne s’étend pas aux autres sens du substantif. Ainsi, on entend aussi parfois les francophones du Canada dire qu’ils doivent aller à une *pratique de hockey. Malheureusement, dans ce cas-ci, on retombe dans l’anglicisme. Qu’il s’agisse de sport, de musique ou d’autre chose encore, le substantif pratique ne peut être employé que pour évoquer le fait même de s’adonner à la chose (ou l’idée générale de s’entraîner à la chose) et non une session particulière d’entraînement à la chose. On pourra donc dire en français quelque chose comme :

La pratique du hockey est très répandue au Canada.

Mais cela ne concerne pas l’entraînement au hockey. Cela concerne le fait même qu’on s’adonne à ce sport qu’est le hockey.

Vous trouverez encore d’autres explications et d’autres exemples sur cette page de la banque d’articles « Le français sans secrets » du Portail linguistique du Canada.

Éviter les faux amis, cela demande de la pratique et surtout de la méfiance !

Adjectif ou substantif ?

Pour moi, il est évident que l’émergence même de l’adjectif « sécuritaire » dans la francophonie nord-américaine au sens de l’adjectif anglais « safe » est liée à la paresse grammaticale des locuteurs bilingues et en particulier des traducteurs qui se contentent de calquer la structure grammaticale anglaise et qui alors, du coup, se sentent forcés d’inventer un adjectif qui n’existe pas en français pour rendre l’adjectif anglais.

On a déjà vu, dans des articles antérieurs, que la fonction grammaticale d’adjectif épithète pouvait elle-même être une fausse amie et que, quand l’anglais utilise un participe (présent ou passé) exprimant une action, la tournure équivalente en français, si on veut s’exprimer dans une langue naturelle, peut exiger l’emploi d’un substantif exprimant la même action.

Voici maintenant un autre exemple illustrant le même phénomène, mais pour un adjectif qui n’est pas la forme participiale d’un verbe d’action :

Communication is essential to maintaining a safe worksite.

Les traducteurs ont trop souvent tendance à calquer de trop près la structure anglaise et à vouloir donc rendre ici l’adjectif épithète safe par un adjectif épithète en français. Du coup, on trouve trop souvent, en particulier au Canada, des tournures comme :

La communication est essentielle au maintien d’un lieu de travail *sécuritaire.

Le problème ici est double : il est à la fois grammatical et lexical. Grammatical, parce que la façon de rendre cette phrase dans un français naturel peut exiger un changement de fonction grammaticale pour l’élément central sur le plan sémantique. Et lexical, parce que l’adjectif sécuritaire en français n’a tout simplement pas le sens ni de safe ni de secure.

En effet, en français standard, sécuritaire est exclusivement utilisé pour décrire quelque chose qui relève de la sécurité publique et surtout une politique, une position ou un discours mettant un accent excessif sur les aspects relevant de la sécurité, au détriment des libertés individuelles. Cela n’a rien à voir le sens courant des adjectifs anglais.

Pour résoudre ce problème, on fait d’une pierre deux coups, en utilisant en français le substantif sécurité là où l’anglais utilise l’épithèse safe :

La communication est essentielle au maintien de la sécurité dans le lieu de travail.

Le fait de remplacer l’épithète par un substantif permet d’éviter le problème lexical de l’équivalent adjectival de safe en français et il permet en même temps de remettre l’élément central sur le plan sémantique dans une position plus centrale sur le plan grammatical.

Il y a bien entendu d’autres tournures possibles, qui s’écartent encore davantage de l’original anglais :

Si on veut maintenir la sécurité dans le lieu de travail, il est essentiel d’assurer une bonne communication.

Ou encore :

Pour maintenir la sécurité dans le lieu de travail, il faut assurer une bonne communication.

Mais quelle que soit la tournure retenue, on voit que la notion de sécurité est plus aisément exprimée à l’aide du substantif et non d’un adjectif.

Il existe bien en français un adjectif, sûr, qui peut dans certains cas être considéré comme l’équivalent adjectival de safe. Le problème est que, en raison de la polysémie de sûr et des homonymes (l’adjectif sur, la préposition sur), l’adjectif est assez peu usité dans ce sens, sauf dans des emplois assez spécifiques (un placement sûr, un lieu sûr, etc.). C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les Québécois ont cru bon (à tort) d’inventer un emploi plus général pour l’adjectif sécuritaire.

On aurait donc pu dire aussi, pour rendre la phrase anglaise ci-dessus :

La communication est essentielle au maintien d’un lieu de travail sûr.

Ce n’est pas totalement faux, mais c’est à mon avis bancal en français, en raison du décalage entre le point central sur le plan grammatical (un lieu) et le point central sur le plan sémantique (sûr). Et il ne me surprendrait pas d’apprendre qu’une des autres raisons pour lesquelles les Québécois utilisent sécuritaire est que sûr est un adjectif monosyllabique et donc en quelque sorte « trop court » pour dire vraiment ce qu’on veut dire. (On pourrait aussi dire sans danger ou sans risque, ce qui serait plus long, mais cela ne résoudrait pas le problème du décalage non plus.)

Pour moi, il est évident que l’émergence même de l’adjectif sécuritaire dans la francophonie nord-américaine au sens de l’adjectif anglais safe (ou secure, la nuance de sens étant généralement trop subtile pour pouvoir être rendue en français) est liée à la paresse grammaticale des locuteurs bilingues et en particulier des traducteurs qui se contentent de calquer la structure grammaticale anglaise et qui se sont alors, du coup, sentis forcés d’inventer un adjectif qui n’existe pas en français (quelque chose qui dise « garantissant la sécurité » mieux que l’adjectif sûr ne le fait) pour rendre l’adjectif anglais.

Et c’est tout simplement inacceptable si on veut s’exprimer dans un français naturel débarrassé de toute influence de l’anglais.

Je suis absolument certain que, chaque fois qu’on rencontre une phrase avec l’adjectif sécuritaire dans la francophonie canadienne, il est possible de dire la même chose dans un français correct en utilisant le substantif sécurité à la place (ou avec l’adjectif sûr quand la structure grammaticale n’est pas en cause).

Il s’agit tout simplement d’être discipliné et de savoir se libérer systématiquement du carcan de la grammaire anglaise quand on cherche à s’exprimer en français correct dans le contexte d’une société dominée par la langue anglaise.