Superlatif et fonction grammaticale

Un nouvel exemple illustrant l’absolue nécessité de bouleverser l’ordre des mots dans la phrase pour produire un discours naturel en français.

Il y a quelques semaines, j’ai écrit un premier article sur l’emploi du superlatif en anglais et sur le fait que, pour rendre le sens de ce superlatif de façon naturelle en français, il fallait parfois oser bouleverser la structure de la phrase et détacher le superlatif de son contexte syntaxique immédiat en anglais pour, par exemple, en faire un complément circonstanciel en tête de phrase, dans lequel il est même possible de laisser complètement tomber l’emploi du superlatif sans perdre le sens de l’original anglais.

Voici un autre exemple se rapportant à l’emploi du superlatif en anglais et exigeant là encore un bouleversement syntaxique pour exprimer le sens de la phrase de la façon la plus naturelle possible en français.

L’exemple dont je m’inspire est tiré d’un document de toute évidence rédigé en anglais et traduit par la suite en français, comme c’est très souvent le cas pour les documents qui doivent être disponibles dans les deux langues officielles au Canada. En anglais, la phrase est la suivante :

The lives of those enforcement officers “on the beat” are best protected by timely, reliable information.

(Il s’agit d’un document sur les forces de police et les informations dont elles disposent.)

Et voici ce que le traducteur a pondu en français :

Des renseignements fiables et opportuns *permettront de mieux protéger la vie des policiers sur le terrain.

Passons pour commencer rapidement sur le fait que le traducteur utilise en français un comparatif pour rendre le superlatif anglais, ce qui est déjà en soi problématique. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est la syntaxe.

L’effort pour ne pas produire un calque syntaxique complet de l’anglais est certes louable. Ainsi, le traducteur a fait l’effort d’éliminer le passif si courant en anglais et de produire une tournure active, qui est plus normale en français.

Mais on est encore loin, malheureusement, d’une phrase naturelle en français. (Je mets en gras et marque avec un astérisque le contexte grammatical immédiat du comparatif, mais c’est en fait toute la phrase qui est problématique.)

La meilleure façon d’expliquer le problème sur le plan syntaxique est sans doute de donner ce qui, selon moi, constituerait une traduction beaucoup plus naturelle de cette phrase :

La meilleure façon de protéger la vie des policiers sur le terrain est de s’assurer qu’ils disposent de renseignements fiables en temps opportun.

Ici, non seulement j’élimine le passif, ce qui est bien entendu indispensable, mais je prends le superlatif (best en anglais, meilleure en français) et je le mets en tête de phrase, parce que c’est bel et bien sur ce superlatif que repose tout le sens de la phrase. On rejoint ici quelque chose que j’évoquais déjà dans un autre article, à savoir l’importance de l’ordre des mots dans la phrase, pour respecter non seulement la grammaire française, mais surtout l’ordre naturel dans lequel la phrase doit en quelque sorte « dérouler son sens » de façon à bien mettre en son cœur même le message essentiel qu’elle cherche à véhiculer.

Le message concerne ici la fiabilité et la disponibilité en temps opportun des renseignements dont les agents de police se servent dans leur travail sur le terrain. Et ce que la phrase cherche à dire, c’est que c’est en garantissant cette fiabilité et cette disponibilité en temps opportun qu’on offrira aux agents de police les conditions de travail les plus sûres. Autrement dit, la phrase dit deux choses : d’une part que, de toute évidence, il faut faire du mieux possible pour protéger la vie des agents de police et que, d’autre part, pour cela, la meilleure chose qu’on puisse faire est de leur fournir des renseignements fiables et disponibles en temps opportun.

Ma traduction ne va pas jusqu’à éclater l’original anglais pour en faire deux propositions séparées en français, comme je viens de le faire dans ma paraphrase. Mais elle prend le superlatif, qui a la forme d’un adverbe en anglais (best) pour en faire un syntagme nominal (la meilleure façon) qui dénote explicitement cette fonction d’adverbe (façon) et surtout qui en fait le sujet même de la phrase, de façon à ce que cette phrase devienne la réponse à une question implicite du genre : « Sachant qu’il faut protéger la vie des policiers, quelle est la meilleure façon de procéder ? »

On pourrait aussi envisager une traduction comme la suivante :

C’est en s’assurant que les policiers sur le terrain disposent de renseignements fiables en temps opportun qu’on leur offrira la meilleure protection possible.

J’aime moins cette tournure, parce qu’elle rejette à nouveau la question de la protection en fin de phrase (ce qui rend la traduction plus proche, à cet égard, de l’original anglais), mais elle me semble également acceptable, du fait de l’emploi de la mise en relief.

La traduction française que je cite en rouge ci-dessus, en revanche, me paraît inacceptable. Elle n’est bien sûr pas grammaticalement fausse, mais elle fait de la fiabilité et de la disponibilité en temps opportun des renseignements le sujet de la phrase, alors que celui-ci devrait la question de la protection des policiers (ou que cette question devrait à tout le moins se situer au cœur de la syntaxe, comme avec la tournure emphatique dans ma deuxième traduction en bleu.)

Je note aussi, au passage, la nécessité, une fois de plus, d’expliciter l’implicite en français. Quand l’anglais dit simplement by timely, reliable information, il me paraît indispensable d’introduire une structure plus complète et plus explicite en français, avec un verbe comme disposer ou offrir ou encore un substantif comme disponibilité. On ne peut pas se contenter de dire, en français « des renseignements fiables en temps opportun » pour exprimer l’idée de disposer de tels renseignements.

C’est là un autre problème majeur, selon moi, dans la traduction figurant ci-dessus en rouge.

La conclusion ici est qu’il faut non seulement oser expliciter l’implicite, mais aussi bouleverser la syntaxe de la phrase, non seulement pour éviter l’abus de tournures comme le passif, mais pour aller plus loin encore et vraiment donner à l’élément central du sens de la phrase la place centrale qu’il doit avoir dans la structure de la phrase. C’est quelque chose que l’anglais n’exige pas, entre autres en raison de différences d’intonation qui permettent de mettre l’accent un peu partout, ce qui est évidemment hors de question en français.

Verbe ou adverbe ? [2]

Exemple particulièrement représentatif de fausse amitié sournoise des grammaires anglaise et française.

J’ai déjà évoqué dans un autre article le fait que, pour exprimer les choses de façon naturelle en français, il faut savoir oser s’écarter d’une traduction littérale de l’anglais (quand on est traducteur) ou ne pas se laisser influencer par la grammaire anglaise (quand on est simple locuteur) et ne pas chercher systématiquement à exprimer ce qui s’exprime à l’aide d’un adverbe en anglais à l’aide d’un adverbe en français.

Voici un autre exemple, tiré d’une grille d’évaluation pour les directeurs d’école :

Skillfully and eloquently communicates his goals

Il ne s’agit pas d’une phrase complète, mais simplement d’une façon abrégée de décrire une des qualités recherchées dans le travail d’un directeur d’école.

Dans une telle tournure, l’anglais utilise volontiers le verbe (ici to communicate) pour décrire la tâche et des adverbes (ici skillfully et eloquently) pour décrire les qualités qu’on recherche dans le travail du directeur.

Face à cet énoncé anglais (ou simplement si on est trop influencé par la grammaire anglaise dans sa façon de penser et de s’exprimer), on pourrait être tenté de produire un calque comme celui-ci :

Communique ses buts avec habileté et éloquence

Les adverbes deviennent un complément circonstanciel de manière et se placent après le C.O.D., mais à part cela, il n’y a pas de modification de la structure grammaticale de l’énoncé par rapport à l’original anglais.

Et le résultat produit n’est pas faux. (Notez que je n’ai pas mis d’astérisque.)

Mais selon moi, il ne s’agit pas de la façon la plus naturelle de dire la même chose en français. En effet, pour moi, c’est la qualité du travail qui est l’aspect le plus important ici (puisqu’il s’agit d’une grille d’évaluation du travail du directeur). Or, avec une telle tournure en français, cet élément qui est le plus important se retrouve relégué au rang de complément circonstanciel et en fin d’énoncé. Cela tend à affaiblir l’impact de l’énoncé et à mettre trop l’accent sur la tâche elle-même (communiquer) au détriment de la qualité de son exécution.

J’aurais donc plutôt tendance à rendre cet énoncé de la façon suivante :

Fait preuve d’habileté et d’éloquence quand il s’agit de communiquer ses buts

Grâce à ce renversement, la qualité du travail fait désormais partie du premier groupe grammatical de l’énoncé, à savoir le groupe verbal, et c’est le contexte (la tâche) qui se retrouve relégué au rang de complément circonstanciel. C’est l’ordre plus naturel des choses et c’est l’ordre dans lequel elles se présentent également en anglais, puisque les adverbes viennent naturellement avant le verbe dans cette langue.

On est ici dans le domaine des faux amis les plus pernicieux, c’est-à-dire des faux amis qui concernent des aspects fondamentaux de la langue, comme la fonction grammaticale et la position dans la phrase. Ce sont à mon avis ceux dont il faut se méfier le plus (même si bien entendu les faux amis lexicaux ont leur importance) et ils sont loin d’être évidents. Mais je pense que l’exemple donné ci-dessus est assez clair et assez parlant.

Comme dit, l’énoncé français en rouge ci-dessus n’est pas faux et est probablement acceptable. Mais il y a quelque chose qui ne va pas, quelque chose qui ne correspond pas à l’essence même de la langue et je pense que mon explication montre quelle est cette chose et ce qu’il faut faire pour l’éliminer.

C’est un travail pénible, un effort de tous les instants, quand on est traducteur et qu’on est constamment bombardé d’énoncés mal traduits ou de discours dont les locuteurs se laissent trop influencer par la grammaire de la langue de la majorité. Mais c’est une vigilance indispensable si on veut préserver, à terme, la nature même de la langue dans laquelle on s’exprime. Et selon moi, la seule façon d’entretenir cette vigilance est de continuer à lire et à écouter constamment des choses exprimées en français dans une langue naturelle, c’est-à-dire dans un milieu qui n’est pas influencé outre mesure par la langue d’une majorité qui n’est pas francophone.

Oui, cela veut dire, en termes plus simples, qu’il faut lire des livres de littérature française, des journaux français, regarder des films français, des émissions de télévision en français — et je ne parle pas de ce français dénaturé qu’on voit ou qu’on entend trop souvent dans les médias francophones en Amérique du Nord. Si on veut vraiment préserver le français en Amérique du Nord, il faut savoir sortir de ses frontières pour aller régulièrement se ressourcer ailleurs, dans des ouvrages produits dans des milieux qui ne sont pas aussi influencés par l’anglais que nous le sommes en Amérique du Nord.

Combien de francophones en Amérique du Nord peuvent honnêtement dire qu’ils le font régulièrement ?

compléter (to complete)

Anglicisme très courant au Canada, mais ne correspond à aucune définition du verbe en français standard.

En français, on ne peut compléter quelque chose qu’en lui ajoutant autre chose. Autrement dit, le verbe français compléter est, dans la plupart des cas, l’équivalent approximatif du verbe anglais to complement et non du verbe anglais to complete.

L’emploi du verbe français compléter au sens du verbe anglais to complete est malheureusement très répandu au Canada francophone.

to complete an exercise
to complete a marathon
to complete a course

Ces expressions donnent des choses comme :

*compléter un exercice
*compléter un marathon
*compléter un cours

Tous ces emplois sont faux et inacceptables en français, parce que compléter un exercice voudrait dire en faire un autre, qui vienne s’ajouter à celui qu’on vient de faire; compléter un marathon signifierait faire une autre activité physique en complément; et compléter un cours signifierait faire une autre activité pour compléter ce qu’on a appris dans le cours.

Comme les exemples ci-dessus le montrent, le verbe anglais to complete est une espèce de verbe passe-partout qui sert à évoquer la réalisation de toutes sortes de tâches. Or il n’existe pas de verbe français unique ayant le même caractère de passe-partout, à part peut-être le verbe faire. En français, on dira donc des choses comme :

faire un exercice
courir un marathon
suivre un cours

Vous trouverez toujours des francophones au Canada qui essayeront de vous expliquer que l’anglais to complete exprime quelque chose de plus (une certaine notion d’achèvement), et que la seule manière de l’exprimer en français est d’employer le verbe compléter au sens anglais.

C’est évidemment faux. Si on veut vraiment exprimer l’idée d’achèvement (ce qui est loin d’être toujours le cas, vu que to complete est utilisé si couramment que, dans bon nombre de cas, il est tout simplement l’équivalent de faire et qu’il n’y a aucune intention d’insister sur l’achèvement de la chose), on peut aussi utiliser un verbe comme finir, terminer ou achever, justement. Ainsi :

He has completed three exercices.

pourra être rendu par :

Il a terminé trois exercices.

Mais il ne faut pas se forcer à toujours exprimer explicitement cette notion d’achèvement quand on cherche à rendre l’anglais to complete en français, parce que, comme dit, dans la plupart des cas, ce n’est pas l’intention en anglais non plus.

Le problème peut sembler plus complexe quand le verbe to complete est combiné à un adverbe, comme successfully :

He has successfully completed the course.

Nous verrons dans un autre article tous les problèmes de faux amis liés à la polyvalence de l’anglais success — mais c’est une autre question. Ici, la question est de savoir comment rendre une telle expression sans recourir au faux ami *compléter.

Pour moi, la solution est simple. Puisque le verbe anglais to complete est un passe-partout sans sens propre, on peut sans hésiter remplacer l’expression to successfully complete par un simple verbe en français, c’est-à-dire en faisant de l’adverbe le verbe et en éliminant le verbe de l’original :

Il a réussi au cours.

(Je passe ici sur la question de la construction du verbe réussir avec la préposition à. Elle mérite elle aussi un article séparé.)

On pourra même dire tout simplement :

Il a terminé le cours.

même s’il est vrai qu’il est théoriquement possible de terminer un cours tout en étant en situation d’échec. Si le contexte laisse la moindre ambiguïté concernant la réussite ou l’échec de l’individu, on préférera le verbe réussir, mais sinon, le verbe terminer est largement suffisant :

Il a terminé le cours avec une moyenne de 18 sur 20.

Ici, exprimer explicitement l’idée de réussite serait redondant, puisque, avec une moyenne pareille, il n’y a pas de doute possible.

Pour revenir au faux ami compléter, il faut peut-être préciser qu’il y a un contexte particulier dans lequel il pourrait être considéré comme un équivalent acceptable de to complete :

Please complete this form and send it back to XXX.

Comme un formulaire est généralement quelque chose qui contient des « trous » et que le fait de le remplir lui ajoute quelque chose, on pourrait à la limite penser que la phrase suivante est acceptable :

Veuillez compléter ce formulaire et le renvoyer à XXX.

Mais même ici, on se tromperait. Le formulaire est en soi complet. Il comprend toutes les parties qu’il est censé comprendre. La preuve en est qu’on peut très bien dire quelque chose comme « veuiller remplir le formulaire au complet ». Il n’est donc pas « incomplet » et on n’a pas à le « compléter » (par autre chose).

En réalité, ce qu’on « complète », ce n’est pas le formulaire lui-même, mais les différentes rubriques incomplètes de ce formulaire, de même que, quand on a un exercice en cours de langue dans lequel il faut compléter des phrases incomplètes, on complète les phrases, mais on ne *complète pas l’exercice lui-même.

Le verbe le plus approprié pour un formulaire est donc remplir.

Veuillez remplir ce formulaire et le renvoyer à XXX.

Verbe ou adverbe ? [1]

Il ne faut pas hésiter à changer de catégorie grammaticale pour exprimer les choses dans un français qui soit naturel et ne soit pas un simple calque de l’anglais.

Il arrive assez fréquemment que ce qui s’exprime à l’aide d’un verbe en anglais s’exprime à l’aide d’un adverbe ou d’un syntagme adverbial en français. On connaît l’exemple typique :

He ran across the street.

Cette phrase très simple ne peut se traduire littéralement en français :

Il *a couru à travers la rue.

Au lieu de cela, en français, la notion de passage à travers la rue est rendue par le verbe traverser et la notion de course est rendue par un syntagme adverbial :

Il a traversé la rue en courant.

Autrement dit, ce qui était une préposition en anglais (across) est devenu le verbe (traverser) et ce qui était le verbe en anglais (to run) est devenu un complément circonstanciel (en courant).

Dans mon exemple, le complément circonstanciel utilise le participe présent du verbe courir, mais on pourrait très bien avoir un complément où la notion de course devient un substantif :

Il a traversé la rue au pas de course.

Ce type d’exemple de changement de fonction grammaticale de la notion est classique et enseigné dans tous les cours d’anglais.

Mais il faut également noter que le phénomène inverse peut aussi se produire, c’est-à-dire que ce qui est un adverbe en anglais peut correspondre à un verbe en français. Voici un exemple tiré des documents sur l’éducation sur lesquels je travaille au quotidien.

The teacher implements a program that successfully develops positive interactions between students.

Je fais abstraction ici du côté jargonneux de ce type de phrase. Je m’intéresse plutôt à la façon dont on va rendre la structure en gras en français. Si on ne fait pas attention, on peut être tenté de suivre le modèle anglais et de dire quelque chose comme :

L’enseignant met en œuvre un programme qui *met en place avec succès des interactions positives entre les élèves.

Dans cette phrase, ce qui était un verbe en anglais (to develop) devient en gros un verbe en français (mettre en place) et ce qui était un adverbe (successfully) devient un syntagme adverbial (avec succès). Mais pour moi, une telle tournure n’est pas acceptable, entre autres parce que le substantif succès n’est pas strictement équivalent à l’anglais success. Ici, ce qui est un adverbe en anglais va en fait devenir le verbe principal de la proposition :

L’enseignant met en œuvre un programme qui réussit à mettre en place des interactions positives entre les élèves.

C’est le verbe réussir qui rend le mieux, en français, la notion exprimée par l’adverbe successfully en anglais. Il faut donc oser s’écarter de l’original anglais et ne pas chercher à calquer systématiquement les différents éléments de la phrase en faisant une traduction mot à mot. La ressemblance entre les fonctions grammaticales en anglais et les fonctions grammaticales en français est une chose dont il faut se méfier.