augmenter/accroître (to increase)

Spéculations concernant l’influence de l’anglais dans l’emploi abusif du transitif « accroître » pour rendre « to increase » au Canada francophone.

L’une des choses les plus instructives pour moi dans mon exploration des problèmes de la francophonie en Amérique du Nord, c’est d’examiner les révisions qu’apportent d’autres traducteurs à mes traductions, quand ces dernières font l’objet d’une révision et qu’on daigne m’informer des résultats.

Le sujet qui m’intéresse aujourd’hui est celui des différentes façons de rendre l’anglais to increase en français.

Voici l’exemple qui constitue le point de départ de ma réflexion :

The board adopted an immunization strategy that aims to increase needles in arms.

Voici ma traduction :

Le conseil a adopté une stratégie d’immunisation visant à faire augmenter le nombre de vaccinations.

Et voici la révision apportée par le réviseur :

Le conseil a adopté une stratégie d’immunisation visant à accroître le nombre de vaccinations.

Pour moi, il y a plusieurs raisons pour lesquelles cette révision pose problème.

Pour commencer, il y a le fait que faire augmenter n’est pas faux. Je sais bien (d’après ma propre expérience) que, quand on est payé pour réviser la traduction de quelqu’un d’autre et qu’il s’avère que cette traduction ne contient pas d’erreur grossière, on est tenté de « corriger » des choses moins évidentes, parce qu’on se dit que, si on ne corrige rien, la personne qui nous paie risque de se demander si on a vraiment fait le travail demandé.

Indépendamment de cela, le réviseur est également souvent tenté de « corriger » des choses qui ne semblent pas fausses a priori, mais qui ne correspondent pas à la façon dont il aurait lui-même traduit le texte. Il s’appuie tout naturellement sur sa propre façon de traduire comme référence et considère que son travail de révision consiste à faire en sorte (dans la mesure du raisonnable) que la traduction qu’il a à réviser se rapproche autant que possible de celle qu’il aurait produite lui-même.

Tout cela est bien beau, mais cela suppose évidemment que le réviseur lui-même soit un traducteur hors pair ou, du moins, un meilleur traducteur que le traducteur dont il révise le travail — et en particulier que les choix de traduction que le réviseur lui-même ferait instinctivement soient systématiquement meilleurs que ceux qui ont été faits par le traducteur initial.

Comme il est hors de question (pour des raisons évidentes) que le réviseur se livre, pour chacune des révisions qu’il apporte, à un raisonnement explicite confirmant son propre choix et encore moins qu’il refasse, pour chaque révision, tout le travail de recherche lexicographique ou grammaticale visant à vérifier qu’il a bien raison de faire la révision, il est normal que le réviseur se fie à son propre sens plus ou moins intuitif de la bonne façon de dire les choses. Autrement dit, le réviseur considère naturellement que la façon de dire qui lui vient intuitivement à l’esprit pour rendre un terme anglais ou une expression anglaise en français est la bonne et il ne se pose pas nécessairement, à chaque fois, la question de savoir si cette intuition est juste.

Or il arrive fréquemment, en ce qui me concerne, que la question se pose pour les révisions que certains réviseurs apportent à mes traductions. Si vous avez lu d’autres articles du présent site ou le manifeste, vous savez pourquoi. La situation du français au Canada est telle que les plus chevronnés des traducteurs et réviseurs (moi compris !) ne sont pas eux-mêmes à l’abri du risque de faire des erreurs liées à l’influence pernicieuse de l’anglais. Quand on vit et travaille dans une telle situation, il est indispensable de se remettre systématiquement en question.

Qu’en est-il exactement dans le cas qui nous concerne ici ? Le verbe anglais to increase est à la fois transitif et intransitif. C’est également le cas pour le verbe français augmenter. Quant à croître, il est uniquement intransitif et son pendant transitif est accroître.

Dans l’exemple ci-dessus, le verbe anglais to increase est bien entendu transitif. Pourquoi, alors, ne peut-on pas simplement utiliser le verbe français augmenter dans sa forme transitive ?

Le conseil a adopté une stratégie d’immunisation visant à *augmenter le nombre de vaccinations.

C’est ici que les choses commencent à devenir plus subtiles… et que les dictionnaires commencent à montrer leurs limites. Vous ne trouverez pas dans les dictionnaires, en particulier, d’explication concernant le fait que le transitif augmenter suppose une action directe du sujet sur l’objet. On dira, par exemple, que le gouvernement augmente le salaire minimum quand il impose lui-même aux employeurs cette augmentation de salaire. Autrement dit, dans le transitif augmenter, le sujet agit directement sur l’objet.

Dans le cas qui nous intéresse ici, il n’y a pas d’action directe du sujet (la stratégie et donc le conseil dont elle émane) sur l’objet (le nombre de vaccinations). Le conseil n’administre pas lui-même les piqûres. Il prend des mesures incitant les services de santé à vacciner les gens et incitant les gens eux-mêmes à se faire vacciner (ou à faire vacciner leurs enfants).

L’augmentation du nombre de vaccinations n’est donc pas une action directe des autorités et de la stratégie qu’elles emploient, mais le résultat indirect des mesures incitatives. C’est de là que vient mon choix d’utiliser la tournure faire augmenter.

L’un des problèmes liés à l’influence de l’anglais est qu’on a trop souvent tendance, au Canada francophone, à chercher, quand l’anglais utilise un seul mot, à utiliser un seul mot en français aussi. Rien ne permet cependant de prédire l’équivalence systématique du nombre de mots. Il est bien connu que les traductions françaises sont généralement de quinze à vingt pour cent (sinon plus) plus longues que les originaux anglais. Même si ce n’est pas une excuse pour produire des traductions à rallonge et pour ne pas s’efforcer d’exprimer les choses de façon concise en français, cela reste une vérité incontournable : il faut généralement plus de mots en français qu’en anglais pour dire la même chose (entre autres parce que la richesse lexicale de l’anglais est nettement supérieure à celle du français et permet donc d’en dire plus en moins de mots).

Je ne peux pas m’empêcher de penser que l’une des raisons pour lesquelles le réviseur a choisi ici de « corriger » faire augmenter en le remplaçant par accroître est que l’anglais n’utilise qu’un mot (increase) pour exprimer tout l’éventail des nuances d’action directe ou indirecte du sujet sur l’objet.

Cela ne serait évidemment pas si problématique (simplement fastidieux) si la correction n’était pas elle-même douteuse. Le verbe français accroître est certes le pendant transitif de croître. Mais est-il vraiment approprié ici ? À mon avis, non. De même que les intransitifs augmenter et croître ne sont pas interchangeables, les transitifs faire augmenter (ou augmenter) et accroître ne le sont pas non plus. On parle ainsi de croissance de l’emploi ou de l’économie, mais d’augmentation des prix ou des salaires. On parle de croissance d’un enfant ou d’une plante, mais d’augmentation de la surface, du volume, de la durée, etc. La différence est subtile, mais elle existe.

Il faudrait tout un travail lexicographique qui dépasse mes capacités ici pour expliquer les différences de sens et d’usage entre croissance et augmentation et les verbes correspondants. Disons, pour faire simple, que le terme de croissance a intrinsèquement des connotations positives et « organiques », alors que le terme augmentation est plus « neutre » et plus « technique » (plus « mathématique »).

C’est pour cela que je considère ici que la correction de mon réviseur est abusive. On ne dira pas que le nombre de vaccinations croît, mais qu’il augmente, en particulier parce que c’est sous l’angle mathématique des autorités administratives qu’on l’envisage. Ce qui intéresse les autorités ici, c’est un chiffre et non un phénomène envisagé sous un angle plus ou moins « organique », c’est-à-dire comme un organisme en phase de développement. (Il y a aussi, de façon sous-jacente, une opposition entre accroissement non comptable et comptable.)

Pour moi, le transitif accroître a évidemment son utilité et ses usages en français, mais il n’est certainement pas le choix par défaut pour rendre le transitif anglais to increase en français. Or je constate depuis des années qu’il est couramment utilisé au Canada francophone pour rendre le transitif anglais dans le sens d’une action indirecte, comme si la tournure faire augmenter n’existait pas et comme s’il fallait absolument rendre le mot anglais par un seul mot en français.

(L’une des autres bizarreries lexicales comparables que je rencontre régulièrement depuis que je travaille dans la traduction au Canada est l’emploi abusif de rehausser pour rendre l’anglais to improve ou to enhance. Mais ce sera pour un autre article…)

croire (to believe)

Le verbe « croire » est un verbe dont il faut se méfier, surtout quand on est tenté de l’utiliser en français pour rendre des tournures comme « to believe that… », « to feel that… »

Le domaine des croyances et des convictions est délicat à aborder. Non seulement les gens sont attachés à leurs convictions, mais de plus, pour le verbe croire lui-même, les nuances de sens et la diversité des constructions possibles font qu’il est parfois difficile de… convaincre.

Aujourd’hui, je suis tombé sur le site suivant : www.demarque.com. Il s’agit du site d’une entreprise québécoise qui assure la diffusion et la distribution de « contenus numériques ». (Je suis tombé dessus parce que ce site offre désormais en abonnement les dictionnaires Le Robert, à des prix malheureusement assez prohibitifs.)

Et, pour moi, les problèmes de langue commencent dès le sous-titre à la page d’accueil :

Nous croyons qu’il est important d’offrir aux producteurs de contenus numériques des outils de grande qualité pour vendre et diffuser leurs oeuvres.

Où est le problème, direz-vous ? Cette phrase semble utiliser le verbe croire dans le premier sens que lui donne le Grand Robert, justement, à savoir : « Tenir pour véritable, donner une adhésion de principe à… (sans avoir de preuve, d’évidence formelle) »

Certes. Mais, si vous avez une certaine connaissance de l’anglais et si vous connaissez la situation du français en Amérique du Nord, vous reconnaîtrez immédiatement ici un calque direct de l’anglais. Il est courant, en effet, chez les anglophones, d’exprimer la philosophie de son organisme en utilisant des énoncés commençant par we believe that…, we feel that…

En est-il de même en français ? Pour moi, la réponse est clairement non. Plus que le sens du verbe croire en français, c’est son usage qui est en question ici. Il y a en effet quelque chose de légèrement impudique à se présenter en utilisant une telle formule. Pourquoi ? Parce qu’on a le sentiment que le locuteur veut nous faire part de ses croyances les plus intimes, les plus personnelles. Or ce n’est pas vraiment de cela qu’il s’agit ici. Il s’agit de l’idée qui sous-tend les activités de l’entreprise, du créneau qu’elle pense avoir déniché (ou créé). L’acte de foi, l’entreprise l’a commis en choisissant ce créneau, en s’y consacrant dans l’objectif d’engendrer suffisamment d’activités pour pouvoir dégager un bénéfice et prospérer.

Est-il vraiment approprié pour une entreprise de formuler ainsi sa philosophie ? En anglais, peut-être, mais en français, j’aurais tendance à dire que non, que c’est maladroit et signe que le locuteur est trop influencé par l’anglais. Le français exige à mon avis une plus grande pudeur. On peut ainsi éviter le verbe croire en utilisant plutôt le concept de conviction :

Nous sommes convaincus qu’il est important d’offrir aux producteurs de contenus numériques des outils de grande qualité pour vendre et diffuser leurs oeuvres.

Mais c’est peut-être encore trop impudique. Pourquoi ne pas dire tout simplement :

Pour nous, il est important d’offrir aux producteurs de contenus numériques des outils de grande qualité pour vendre et diffuser leurs oeuvres.

Je ne sais pas si le texte du site de De Marque a été rédigé en anglais puis traduit en français ou si c’est l’inverse. Mais quoi qu’il en soit, le texte français est pour moi trop proche de l’anglais, trop influencé par l’anglais, ce qui en fait soit une traduction maladroite soit un signe que son auteur est trop influencé par l’anglais même si le texte n’est pas une traduction.

Vous me direz : « Où sont vos preuves ? » Comme on l’a vu ci-dessus, la consultation des dictionnaires n’est pas nécessairement concluante. C’est plutôt le genre de problème auquel une connaissance intime de la langue rend sensible. Je ne peux que vous demander de me… croire. Le verbe croire est un verbe dont il faut se méfier, surtout quand on est tenté de l’utiliser en français pour rendre des tournures comme to believe that…, to feel that…

(Pour les anglophones, il y a aussi un faux ami en sens inverse, dans la mesure où croire que a aussi en français un sens « dilué » qui ne se rend pas par to believe en anglais. Exemple : Je crois que je ferais mieux de lui donner un coup de fil. En anglais, on dira : I think I’d better give him a call.)

efficace (effective)

Il n’est pas naturel d’utiliser systématiquement « efficace » en français quand l’anglais utilise « effective ».

La rédaction d’un article complet examinant sous toutes leurs coutures les questions de langue relatives aux termes anglais efficient, effective, efficacious — que sais-je encore ? — et à leurs équivalents français exigerait un travail bien trop important pour moi dans le cadre de ce site. Je voudrais simplement signaler quelques points qui me paraissent évidents et qui semblent pourtant être trop pourtant ignorés par les locuteurs francophones influencés par l’anglais et en particulier par les traducteurs.

Tout d’abord, il est faux de penser que l’équivalent français d’effective est systématiquement efficace. Prenons l’exemple suivant :

Participants will learn how to write more clearly and concisely to ensure effective communication with managers, colleagues, clients and the general public

Faut-il vraiment se précipiter ici sur l’adjectif français efficace pour rendre l’anglais effective ?

Les participants acquerront des connaissances et des compétences afin de communiquer efficacement par écrit avec leurs gestionnaires, collègues et clients ainsi qu’avec le grand public.

De mon point de vue, la réponse est non. Parler d’une communication « efficace » n’est pas faux en soi, mais décrit le phénomène sous un angle qui ne correspond pas nécessairement à ce qui se dirait le plus naturellement en français. Peut-on vraiment dire que la communication produit nécessairement un « effet » ? Pour moi, un phénomène comme la communication est quelque chose de plus complexe qu’un processus qu’on aborderait sous le seul angle de l’effet qu’il produit et, quand l’anglais utilise l’adjectif effective pour décrire la communication, il n’aborde pas nécessairement le phénomène sous ce seul angle.

La définition de l’adjectif effective en anglais est certes assez proche de celle de l’adjectif efficace en français, puisqu’elle dit qu’il décrit quelque chose qui réussit à produire le résultat attendu ou souhaité. Mais il me semble que, dans la langue courante, en anglais, l’adjectif met davantage l’accent, sur le plan sémantique, sur la réussite que sur le résultat, alors que l’adjectif efficace en français met plus l’accent sur l’effet et sur l’économie de moyens.

Du coup, je trouve qu’ils ne sont pas nécessairement équivalents. Dans un cas comme celui de la communication, dans l’exemple ci-dessus, on se s’intéresse pas exclusivement à l’effet de la communication et on ne l’envisage pas seulement sous l’angle de l’économie de moyens. Ce qu’on veut dire, c’est que les gens arrivent bien à communiquer entre eux, que la communication se fait bel et bien. Il me semble qu’il serait plus approprié de dire quelque chose comme :

Les participants acquerront des connaissances et des compétences leur permettant d’assurer une bonne communication par écrit avec leurs gestionnaires, collègues et clients, ainsi qu’avec le grand public.

En français, en effet, on parle plus naturellement de bonne ou de mauvaise communication que de communication efficace ou inefficace. La distinction peut paraître subtile, mais elle est à mon avis essentielle.

Et il y a — toujours à mon avis — de nombreux autres cas semblables, où, lorsque l’anglais dit effective, le français aura naturellement tendance à dire tout simplement bon ou bien. Du coup, recourir systématiquement à efficace en français me paraît maladroit et non naturel.

J’irais même plus loin. Il y a certains cas où l’équivalent français de l’anglais effective est tout simplement… rien du tout. Prenons l’exemple suivant :

The presence of anxiety or depression indicates that the person is experiencing stress and is unable to manage the situation effectively.

Va-t-on vraiment utiliser efficace ici en français ?

La présence de l’anxiété ou de la dépression indique que la personne est en situation de stress et n’arrive pas à gérer la situation *efficacement.

Pour moi, la réponse est non et l’équivalent français d’une telle phrase est tout simplement :

La présence de l’anxiété ou de la dépression indique que la personne est en situation de stress et n’arrive pas à gérer la situation.

Le fait même de dire ici n’arrive pas indique déjà l’idée de non-réussite qui est, comme je l’ai dit ci-dessus, l’aspect central du sens du mot effective en anglais. Il est donc redondant d’ajouter quoi que ce soit et à mon avis, dans ce cas-ci, l’emploi d’efficace en français est carrément une faute. On pourrait à la limite dire :

La présence de l’anxiété ou de la dépression indique que la personne est en situation de stress et n’arrive pas à bien gérer la situation.

Mais cela me paraît redondant.

Comme je l’ai dit au début de cet article, il y aurait bien d’autres choses à dire sur la famille d’adjectifs effective, efficient, etc. avec leurs multiples dérivés (substantifs, adverbes, etc.) et leurs équivalents en français. Mais si on prend comme point de départ l’idée que l’adjectif effective ne se rend pas nécessairement par efficace en français, on fait déjà un grand pas en vue de préserver le caractère naturel de la langue française dans ce qu’on dit et ce qu’on écrit et d’éviter l’influence excessive de l’anglais.

frustrer (to frustrate)

À moins de vouloir donner à toutes sortes de situations de la vie quotidienne des connotations pulsionnelles ou sexuelles, il importe d’éviter soigneusement d’utiliser à tour de bras « frustrer » et ses dérivés en français aux sens que l’anglais donne à « to frustrate » et à ses dérivés.

Ce verbe est un exemple typique de faux ami lexical « sournois ». La différence de sens entre l’anglais et le français n’est en effet pas flagrante et, du coup, sous l’influence de l’anglais, un trop grand nombre de francophones, en particulier au Canada, utilisent le verbe frustrer et ses dérivés dans des sens qu’ils n’ont pas en français.

Les dictionnaires sont pourtant clairs à ce sujet. Si on consulte le Robert & Collins, par exemple, on verra que, pour le verbe to frustrate, le dictionnaire donne les équivalents français contrecarrer, déjouer ou faire échouer (quand le verbe est appliqué à une chose, comme un complot, des efforts, etc.) et contrarier ou énerver (quand le verbe est appliqué à une personne).

Autrement dit, aucun des équivalents du verbe anglais to frustrate n’est le verbe français frustrer !

La situation mérite cependant qu’on s’y attarde davantage. Que veut dire exactement le verbe frustrer en français et pourquoi n’est-il pas un équivalent approprié du verbe anglais ?

Pour répondre à ces questions, il convient d’examiner les définitions d’un dictionnaire unilingue français. Le Robert indique, pour commencer (sens 1.a), que frustrer quelqu’un (de quelque chose), c’est le priver de cette chose, d’un avantage escompté, promis ou attendu. Dans ce sens, on utiliserait en anglais une tournure comme to deprive somebody of something — et certainement pas le verbe to frustrate, qui n’a pas ce sens en anglais. Il faut noter, cependant, que ce sens du verbe en français relève d’une langue, disons, « classique » et non de la langue courante d’aujourd’hui.

Il en va de même pour le deuxième sens (1.b) mentionné par le Robert, qui est une nuance différente de la même notion de privation. Il est intéressant de noter que, sous ce sens 1.b, le Robert mentionne « par métonymie » la tournure frustrer les efforts de quelqu’un, en disant qu’elle est équivalente à frustrer quelqu’un du résultat de ses efforts. (La métonymie consiste ici à faire de les efforts le C.O.D. au lieu de quelqu’un.)

C’est la première fois que je rencontre cette tournure. Si elle existe vraiment, c’est peut-être un cas de chevauchement (au moins partiel) entre l’emploi du verbe to frustrate en anglais et l’emploi du verbe frustrer en français — mais peut-être seulement : l’accent en français reste mis sur le résultat plutôt que sur le processus. Quoi qu’il en soit, cette tournure, si elle existe, est sans doute très rare et ne justifie en aucun cas l’élargissement des emplois de frustrer en français au sens du verbe to frustrate dans la langue courante.

Le sens 1.c du Robert concerne simplement l’emploi du verbe frustrer dans le même sens, mais avec des choses abstraites au lieu de biens concrets.

Le sens 2 du Robert est le suivant : « ne pas répondre à (un espoir, une attente) ». L’objet direct est ici une chose et cette chose est quelque chose qu’on espère, qu’on attend. On peut aussi frustrer quelqu’un dans son attente.

Là encore, ce sens ne correspond à aucun des sens du verbe to frustrate en anglais, dont le sens principal tourne autour de la notion d’« empêcher ». Évidemment, on pourrait dire que, en empêchant quelqu’un de faire quelque chose, on finit par le frustrer dans son attente, mais cela ne veut pas dire qu’on le *frustre de faire quelque chose. Ce sont bel et bien deux sens différents.

Je dirais que ce sens 2 donné par le Robert est plus courant en français, mais qu’il n’est quand même pas si courant que cela.

D’ailleurs le Robert lui-même réserve le label « courant » au sens 3 du verbe, qui est le sens qui relève de la psychologie et de la psychanalyse et qui est celui de « mettre dans un état de frustration », le substantif frustration lui-même étant pris au sens de « état d’une personne qui se refuse ou à qui on refuse la satisfaction d’une demande pulsionnelle ».

Autrement dit, en français, dans son sens le plus courant, le verbe frustrer a de fortes connotations affectives et même, avouons-le, sexuelles.

Du coup, à chaque fois que l’on traduit le verbe anglais to frustrate par le verbe français frustrer — ou le participe passé adjectival frustrated by le français frustré, ou le participe présent adjectival frustrating par le français frustrant —, on commet à mon avis une erreur grave, parce que le verbe anglais n’a en aucun cas de telles connotations affectives ou sexuelles.

Le seul cas où le sens du verbe anglais semble rejoindre quelque peu celui du verbe français, c’est lorsqu’on utilise frustrate, frustrating ou frustrated pour exprimer l’idée d’agacement, d’énervement. Mais là encore, il est à mon avis faux de rendre cela par frustrer, frustrant ou frustré en français, parce qu’on donne à l’agacement ou à l’énervement des connotations qu’il n’a tout simplement pas en anglais.

Comme l’indique le Robert & Collins, ce sens-là de l’anglais sera rendu en français par des mots comme énervé, contrarié, etc.

À moins de vouloir donner à toutes sortes de situations de la vie quotidienne des connotations pulsionnelles ou sexuelles, il importe donc d’éviter soigneusement d’utiliser à tour de bras frustrer et ses dérivés en français aux sens que l’anglais donne à to frustrate et à ses dérivés.

défi (challenge)

Les difficultés à surmonter peuvent représenter des défis à relever, mais on ne peut pas tout mélanger.

Il se trouve sans doute des Québécois pour se moquer des « Français de France » et en particulier des sportifs professionnels français (et francophones) qui parlent du fait qu’ils ont besoin d’un « nouveau challenge » quand ils décident de changer d’équipe.

Il est effectivement assez ridicule d’utiliser un tel mot emprunté à l’anglais et à la prononciation francisée au lieu du mot français défi, qui veut dire exactement la même chose. Mais ce sont des sportifs professionnels dont on parle, qui ne brillent généralement pas par leur maîtrise de la langue et ne sont pas considérés comme des modèles sur ce plan.

Pendant ce temps, il y a un problème beaucoup plus sournois et beaucoup plus grave qui affecte le mot défi dans la bouche des francophones et en particulier des Québécois eux-mêmes. Ce problème vient du fait que le mot challenge a, en anglais, deux sens principaux bien distincts.

Le premier sens est effectivement celui de « défi » et, dans ce sens-là, on rendra effectivement challenge par défi en français. Ainsi, une phrase comme :

The government’s first challenge is to get the economy going.

sera rendue par :

Le premier défi qu’aura à relever le gouvernement est la relance économique.

(L’exemple est tiré du Grand Robert & Collins.)

On notera, dans cet exemple, l’emploi en français du verbe relever, qu’on trouve effectivement souvent avec défi. En français, un défi, c’est un objectif que je me fixe ou qu’autrui fixe pour moi et que je vais m’efforcer d’atteindre, en relevant le défi.

Le mot challenge a cependant aussi, en anglais, un autre sens, qui est celui de « difficulté », de « problème ». Ce problème ne constitue pas nécessairement un défi. Il peut s’agir simplement d’un obstacle à surmonter.

The student will have to overcome several challenges in the learning process.

Ici, on ne peut pas dire :

L’élève devra surmonter plusieurs *défis dans son apprentissage.

On devra, au contraire, dire :

L’élève devra surmonter plusieurs difficultés dans son apprentissage.

L’enseignant peut, certes, lui fixer un défi, qui sera celui de surmonter ces difficultés. Mais ce que l’élève surmontera, ce seront les difficultés et non le défi. Le défi consistera précisément à surmonter ces difficultés.

Cette nuance de sens se comprend mieux quand on pense à l’adjectif anglais challenging. Cet adjectif anglais n’a tout simplement pas d’équivalent français formé à partir de la base défi. On ne peut pas dire que a challenging task est une tâche *défiante !

L’adjectif français correspondant à challenging est généralement difficile.

Je ne dis pas, bien entendu, qu’il n’y a pas de lien sémantique entre défi et difficulté. Au contraire, c’est précisément ce que je viens d’expliquer ci-dessus. Mais ce lien sémantique ne rend pas les deux mots synonymes. La différence entre les deux mots se situe en particulier dans la façon dont on va les employer dans la phrase, dans les verbes auxquels ils vont se combiner. On rencontre une difficulté, on la surmonte, mais on relève un défi.

Au lieu de difficulté, on utilisera aussi dans certains cas problème. Là encore, tout est dans le verbe avec lequel on emploie le nom. On rencontre un problème, un problème se pose et on le résout, mais on ne « résout » pas un défi. Un défi est quelque chose qu’on relève, un idéal qu’on essaye d’atteindre, pour lequel on essaye de dépasser ses limites.

On pourrait à la limite aussi « rencontrer » un défi en français, mais seulement, à mon avis, si ce défi était explicitement fixé en tant que tel par quelqu’un d’autre. Or s’il est explicitement fixé par quelqu’un, il est peu probable qu’on le « rencontre », qu’on s’y « heurte » par accident, de façon inattendue.

Dans le sens plus général de « difficulté », en français soigné, challenge doit donc être rendu par difficulté ou problème et non par défi. Pendant ce temps, les sportifs francophones peuvent continuer de parler de leur besoin d’un « nouveau challenge » en français et les Québécois puristes peuvent continuer de se moquer d’eux. C’est un problème bien moins grave et bien plus superficiel.