Comme je l’explique dans mon manifeste, quand on parle de faux amis, on pense souvent et surtout aux faux amis lexicaux, qui sont relativement évidents et relativement faciles à expliquer.
Mais je tiens aussi, sur ce site, à évoquer d’autres aspects moins évidents de cette « fausse amitié » qui lie l’anglais et le français, qui n’en sont pas moins importants. Ces aspects sont plus difficiles à expliquer, mais ils méritent qu’on s’y attarde, parce qu’ils tendent à avoir un impact plus sournois et partant plus dangereux sur le français tel qu’on le parle et l’écrit dans les régions du monde comme le Canada, où bon nombre de textes de référence sont en réalité des traductions de textes anglais et non des textes qui ont été rédigés en français par des locuteurs dont le français est la langue maternelle.
Voici un exemple que je rencontre aujourd’hui dans mon travail et qui me servira à illustrer mon propos :
Le problème qui m’intéresse dans cette phrase aujourd’hui est celui de la façon dont on va rendre une structure comme « is most XXX when » en français. Je crois qu’il est intuitivement clair, même pour ceux qui ne sont pas traducteurs, qu’il est impossible de traduire cette structure littéralement. On ne dira donc pas :
Le caractère fautif d’une telle phrase n’est pas évident, mais on sent bien qu’il y a quelque chose qui cloche. Qu’est-ce qui cloche ? De mon point de vue, c’est le fait que le superlatif, en français, ne s’emploie pas exactement comme le superlatif en anglais. Si on veut utiliser un complément circonstanciel de temps pour expliciter les circonstances qui rendent le superlatif supérieur à tous les autres, il faut, à mon avis, que ce complément circonstanciel vienne avant le superlatif. Autrement dit, on pourra rendre la phrase ci-dessus acceptable en lui appliquant une structure de mise en relief :
Si on tient à expliciter les conditions qui rendent le superlatif supérieur à tous les autres après le superlatif lui-même, alors on ne peut pas utiliser un complément circonstanciel et il faut, à mon avis, utiliser une structure du type suivant :
Vous aurez remarqué, cependant, que je laisse cette structure en rouge. Pourquoi ? Pour moi, elle n’est pas fausse, mais ce n’est pas ce qui se dirait le plus naturellement en français pour exprimer ce que l’anglais cherche à exprimer.
Car, au fond, que cherche à dire l’anglais ? Est-ce nécessairement par un superlatif qu’il faut rendre en français ce qui l’anglais exprime à l’aide d’un superlatif ? Je ne suis pas convaincu que ce soit indispensable, même si l’exemple en bleu ci-dessus, avec la mise en relief, est pour moi correct.
Il me semble que ce que l’anglais cherche surtout ici à exprimer, c’est un lien de causalité entre deux choses, à savoir d’une part le fait que l’apprentissage de l’enseignant est lié à celui de l’élève et est intégré dans la vie scolaire au quotidien et d’autre part le fait que cet apprentissage est vraiment efficace. Autrement dit, pour rendre cette phrase en français, ce qui me vient le plus naturellement à l’esprit, c’est en fait l’emploi d’un complément circonstanciel exprimant ce lien de causalité, c’est-à-dire en l’occurrence un complément de but :
C’est ici la combinaison du complément de but (pour…) et de la structure impersonnelle exprimant la nécessité (il faut que…) qui rend le mieux, à mon avis, ce que l’anglais cherche à exprimer. Le superlatif devient ici redondant et je constate que le souci d’exprimer les choses le plus naturellement possible en français me conduit à m’écarter de la traduction littérale.
C’est une leçon importante pour les traducteurs et tous ceux qui cherchent à éviter de se laisser trop influencer par une langue autre que la leur : parfois, même si une structure (ici, le superlatif) semble être la même dans les deux langues, cela ne veut pas dire que c’est la meilleure solution pour rendre l’idée que la phrase d’origine exprimait. Il faut oser s’écarter de la traduction littérale, de l’emploi systématique des mêmes structures, de la même syntaxe, même si elle semble fonctionner de manière identique dans les deux langues.
Vous me direz qu’on est loin ici de la notion de « faux ami ». Mais est-ce vraiment le cas ? Je ne suis pas convaincu. Pour moi, le faux ami ici n’est pas un mot du lexique, mais le superlatif lui-même. Pour rendre ce que le superlatif servait à exprimer en anglais, j’ai fini par utiliser une structure qui, grammaticalement parlant, n’a rien à voir avec le superlatif en français, même si bien entendu elle s’en rapproche sur le plan du sens (ce qui fait justement que je peux l’utiliser à cette fin !).
C’est de cela que je veux parler quand je parle de faux amis syntaxiques. Ce n’est pas parce deux langues ont toutes deux un outil qui s’appelle le superlatif que ce qu’on exprime à l’aide d’un superlatif dans l’une s’exprimera nécessairement et de façon naturelle à l’aide d’un superlatif dans l’autre. Et ce n’est pas parce qu’une langue exprime une circonstance à l’aide d’un complément circonstanciel de temps que l’autre n’exprimera pas plus naturellement cette même circonstance à l’aide d’un lien de causalité.