Je viens d’avoir un débat intéressant avec mes collègues de travail sur le terme anglais bullying et son équivalent en français. Il n’existe pas de traduction française qui se soit imposée de façon universelle pour ce terme. Apparemment, en France, on aurait tendance à parler de harcèlement scolaire, alors que, au Canada français, on parlerait plutôt d’intimidation. (Le problème de harcèlement scolaire est qu’il limite d’emblée le concept au contexte scolaire, ce qui n’est pas le cas du terme anglais.)
Notre débat aujourd’hui ne portait pas sur le choix du terme. Nous sommes tous d’accord pour utiliser intimidation. Il portait sur la question de savoir s’il fallait utiliser le substantif au singulier ou au pluriel, c’est-à-dire dire et écrire l’intimidation ou les intimidations.
Mon propre point de vue est que l’emploi du terme au singulier pour parler de ce que les anglais appellent bullying n’est pas vraiment idiomatique en français. Comme pour bon nombre d’autres termes en français, le singulier sert à évoquer un concept de façon abstraite, tandis que le pluriel sert à désigner les manifestations concrètes du phénomène.
Or, dans le cas du bullying, il est tout particulièrement important de tenir compte à la fois de la diversité des manifestations du phénomène et du caractère souvent répétitif des comportements qui relèvent de cette forme de harcèlement. Et dès qu’on sort du cadre purement scolaire, on constate que le terme est plus souvent, dans la langue courante, utilisé au pluriel. Voici par exemple le titre d’un article du quotidien Le Monde qui fait partie (aujourd’hui) des 10 premiers résultats quand on fait une recherche sur « intimidations » dans Google :
Il ne viendrait à l’idée de personne d’utiliser, dans ce titre, intimidation au singulier :
Pourquoi ? Parce que cet article ne fait pas référence au concept d’intimidation dans l’abstrait, mais aux manifestations du phénomène dans le cadre des relations entre la Russie et la Géorgie.
Or, selon moi, le même raisonnement s’applique dans la majeure partie des cas où l’anglais emploie bullying au singulier. Et, toujours selon moi, la tendance à privilégier le singulier en français au Canada pour intimidation n’a rien d’idiomatique et est le résultat de l’influence sournoise de l’anglais, où ce concept est toujours exprimé au singulier.
C’est là que je suis en désaccord avec mes collègues. Pour eux, il faut dire la lutte contre l’intimidation, tout comme on dirait la lutte contre le harcèlement sexuel ou la lutte contre le tabagisme. Pour moi, il faudrait dire la lutte contre les intimidations.
(J’y vois aussi, comme facteur secondaire, l’influence des dictionnaires et des bases de données terminologiques, dans lesquels les termes figurent évidemment au singulier et les articles n’indiquent pas s’il est plus idiomatique d’utiliser le singulier ou le pluriel. Mais c’est aussi une influence de l’anglais, par l’intermédiaire des dictionnaires et bases bilingues, qui encouragent leurs utilisateurs à sauter sur des solutions sans les explorer dans le contexte unilingue de la langue dont elles relèvent.)
Mes collègues défendent l’emploi du singulier en disant que c’est ce qu’on dit au Canada. Et je ne peux pas leur donner tort. Dans la vaste majorité des cas, au Canada français, on utilise le singulier. Voici un exemple anglais tiré d’un site du gouvernement du Canada :
Et voici l’équivalent français :
Pour moi, il faudrait dire :
parce que ce contre quoi on lutte, ce n’est pas un concept abstrait, ce sont ses manifestations concrètes et multiples dans toute leur diversité.
Évidemment, il est possible de défendre l’emploi du singulier en évoquant la comparaison avec harcèlement. Mais la différence est que harcèlement ne s’utilise pas au pluriel pour désigner des manifestations concrètes du phénomène. On ne dit pas la lutte contre *les harcèlements. On dit, si on veut insister sur la multiplicité et la variété des manifestations du harcèlement, quelque chose comme la lutte contre toutes les formes de harcèlement.
Avec intimidation, en revanche, le pluriel est naturel en français, comme le montre l’exemple de l’article du Monde ci-dessus. Cela ne veut pas dire pour autant que le substantif intimidation soit un nom vraiment comptable. Ainsi, on ne dira pas :
On dira :
On pourrait donc dire que, en français, il y a différents degrés d’abstraction et que le passage du singulier au pluriel, dans le cas d’intimidation, est un passage d’un degré supérieur à un degré inférieur d’abstraction, sans pour autant aller jusqu’au niveau le plus concret possible.
Il n’en reste pas moins que, en français, c’est le pluriel intimidations qui est le plus naturel pour rendre bullying, et qu’il est difficile de ne pas voir l’emploi du singulier l’intimidation au Canada français comme étant le résultat de l’influence sournoise de l’anglais, dans lequel ce concept est toujours exprimé au singulier.
Dans le débat d’aujourd’hui, j’ai dû me plier à l’avis de ma patronne et utiliser moi aussi le singulier, pour que nos documents soient conformes à l’usage des autres organismes du Canada avec qui nous œuvrons en partenariat. Mais je ne peux pas m’empêcher d’y voir le résultat de la pression d’une majorité qui ne résiste pas suffisamment à l’influence de l’anglais. (Au Canada, en tant qu’individu né et éduqué en France, je suis moi-même minoritaire dans la minorité, même si je suis depuis de nombreuses années citoyen canadien.)
Bien entendu, en disant que, selon moi, l’emploi du singulier est influencé par l’anglais, je dis quelque chose que, d’une part, je ne peux pas prouver irréfutablement et qui, d’autre part, est relativement difficile à expliquer, comme le montre la longueur du présent article. Mais c’est ainsi que la sournoiserie de l’influence de l’anglais se manifeste : sous l’influence de l’anglais, les Canadiens français se mettent à dire et écrire des choses qui ne se disent pas vraiment en français standard, qui ne sont pas naturelles en français standard, mais ces usages se répandent et, tôt ou tard, ils deviennent officiels, ils deviennent la norme et il est impossible de s’en défaire, malgré tous les efforts qu’on peut faire pour expliquer pourquoi ils sont douteux.
D’aucuns diront que c’est l’évolution naturelle de la langue. Le hic est que, quand cette évolution se limite à une sphère particulière (ici, le Canada français), elle ne se distingue pas vraiment de l’assimilation, si ce n’est qu’elle est beaucoup plus lente et plus sournoise.