initier (to initiate)

Emploi largement inutile et injustifié du verbe dans son sens anglais (ou latin), qui n’existe pas en français moderne.

D’où est-ce qu’il sort, celui-là ?

Tout d’un coup, depuis quelques années, on entend toutes sortes de personnes — les présentateurs de journaux télévisés, par exemple — parler de ministres qui « initient » des enquêtes, d’organismes qui « initient » des projets, etc.

Le français initier et l’anglais to initiate ont bel et bien en commun le sens propre d’admission à la connaissance de rites ou de cultes secrets ou religieux et à la participation à ces rites ou cultes.

Ils ont aussi en commun le sens figuré d’enseignement des rudiments d’un savoir, même si, en anglais, on utilise surtout to initiate pour les savoirs quelque peu obscurs ou difficiles, alors que, en français, on peut initier plus généralement quelqu’un à toutes sortes de savoirs, même s’ils ne sont pas particulièrement obscurs ni difficiles.

Et bien entendu, les deux mots viennent de la même racine latine, c’est-à-dire le verbe initiare qui signifiait proprement « commencer ».

Mais le sens très général que le verbe a aussi en anglais, qui est celui du verbe latin, à savoir « commencer », « entamer », « lancer » quelque chose (une initiative, un programme, une enquête, etc.) n’existe pas en français moderne. Ou plutôt, alors que ce sens figure en première place dans les dictionnaires anglais pour le verbe to initiate, en français, il est rélégué en fin d’article, et affublé du label « anglicisme ». Ainsi :

The department initiated an assessment program in 1997.

sera rendu non pas par :

Le ministère a *initié un programme d’évaluation en 1997.

mais par :

Le ministère a lancé un programme d’évaluation en 1997.

Le Grand Robert évoque l’« influence de l’anglais » et mentionne que le sens, en français, serait de « prendre l’initiative de quelque chose ». Mais il précise aussi clairement en note que de tels emplois sont « sans rapport avec le sémantisme du verbe français ». Et ce n’est sans doute pas un hasard si tous les exemples qu’il donne sont tirés de revues scientifiques.

Il me semble qu’il y a suffisamment de verbes français exprimant l’idée de commencement (commencer, débuter, lancer, entamer, déclencher, etc.) pour qu’on n’ait vraiment pas besoin d’en importer un autre, qui est de toute évidence un anglicisme. La seule raison que je voie est une certaine passivité face à l’influence de l’anglais et ce trait bien courant consistant à utiliser des mots anglais ou anglicisés pour essayer de se donner un air plus savant ou plus moderne.

Apposition [1]

Problème qui illustre une différence entre l’anglais et le français dans la façon de voir les hiérarchies et d’y faire référence.

Il est fréquent, en anglais, lorsqu’on mentionne un objet ou une personne faisant partie d’une hiérarchie ou d’une structure, d’aller du général au particulier, en mettant les éléments successifs en apposition.

Par exemple, on rencontrera une tournure comme :

Mrs. X, Department of Education, Evaluation Committee, says that…

Dans cette tournure, on indique que Mrs. X fait partie du comité d’évaluation, lequel fait à son tour partie du ministère de l’Éducation.

Un tel ordre des choses n’est pas naturel en français :

Mme X, *Ministère de l’Éducation, Comité d’évaluation, dit que…

On privilégie en français l’ordre allant du particulier au général, c’est-à-dire :

Mme X, Comité d’évaluation, Ministère de l’Éducation, dit que…

Mais en réalité, même cette façon de présenter les choses n’est pas idéale, d’une part parce que l’usage de l’apposition n’est de loin pas aussi répandu en français qu’il l’est en anglais (en particulier dans le corps d’un texte) et d’autre part parce qu’une telle présentation soulève des questions propres au français relatives à l’emploi de la majuscule. (L’anglais étant atteint de majusculite aiguë, il ne souffre pas de ce genre de problème.)

On préférera donc écrire les choses de façon plus claire et moins abrupte, en évitant le caractère brutal et froid de l’apposition et en explicitant les liens d’appartenance avec la préposition de :

Mme X, du comité d’évaluation du ministère de l’Éducation, dit que…

On notera que cette explicitation des liens sous une forme syntaxique explicite oblige à respecter les usages concernant l’emploi de la majuscule dans le corps du texte. (Pour les ministères, au Canada du moins, l’usage est de mettre la minuscule à ministère et la majuscule au substantif définissant le portefeuille. Pour le comité d’évaluation, j’ai supposé qu’il s’agissait d’un comité interne dont le nom n’était pas officiel et ne prenait pas de majuscule. L’usage pourra bien entendu varier selon le contexte.)

Les mêmes remarques sur l’apposition s’appliquent à toutes sortes de contextes et pas seulement celui des positions des personnes dans des hiérarchies. Par exemple, dans le domaine informatique, on rencontrera en anglais une tournure comme :

This site uses DSpace, Version 1.2.3.

Là encore, l’anglais va du général au particulier et utilise l’apposition. En français, on pourrait être tenté d’écrire quelque chose comme :

Ce site utilise *DSpace, version 1.2.3.

Mais une telle présentation n’est pas naturelle en français, où l’on préférera l’ordre inverse et l’explicitation des liens :

Ce site utilise la version 1.2.3 de DSpace.

Il convient donc de se méfier des appositions en français et d’éviter d’en user à tour de bras, comme l’anglais le fait semble-t-il si naturellement, et aussi de respecter l’ordre hiérarchique plus naturel en français allant du particulier au général.

défi (challenge)

Les difficultés à surmonter peuvent représenter des défis à relever, mais on ne peut pas tout mélanger.

Il se trouve sans doute des Québécois pour se moquer des « Français de France » et en particulier des sportifs professionnels français (et francophones) qui parlent du fait qu’ils ont besoin d’un « nouveau challenge » quand ils décident de changer d’équipe.

Il est effectivement assez ridicule d’utiliser un tel mot emprunté à l’anglais et à la prononciation francisée au lieu du mot français défi, qui veut dire exactement la même chose. Mais ce sont des sportifs professionnels dont on parle, qui ne brillent généralement pas par leur maîtrise de la langue et ne sont pas considérés comme des modèles sur ce plan.

Pendant ce temps, il y a un problème beaucoup plus sournois et beaucoup plus grave qui affecte le mot défi dans la bouche des francophones et en particulier des Québécois eux-mêmes. Ce problème vient du fait que le mot challenge a, en anglais, deux sens principaux bien distincts.

Le premier sens est effectivement celui de « défi » et, dans ce sens-là, on rendra effectivement challenge par défi en français. Ainsi, une phrase comme :

The government’s first challenge is to get the economy going.

sera rendue par :

Le premier défi qu’aura à relever le gouvernement est la relance économique.

(L’exemple est tiré du Grand Robert & Collins.)

On notera, dans cet exemple, l’emploi en français du verbe relever, qu’on trouve effectivement souvent avec défi. En français, un défi, c’est un objectif que je me fixe ou qu’autrui fixe pour moi et que je vais m’efforcer d’atteindre, en relevant le défi.

Le mot challenge a cependant aussi, en anglais, un autre sens, qui est celui de « difficulté », de « problème ». Ce problème ne constitue pas nécessairement un défi. Il peut s’agir simplement d’un obstacle à surmonter.

The student will have to overcome several challenges in the learning process.

Ici, on ne peut pas dire :

L’élève devra surmonter plusieurs *défis dans son apprentissage.

On devra, au contraire, dire :

L’élève devra surmonter plusieurs difficultés dans son apprentissage.

L’enseignant peut, certes, lui fixer un défi, qui sera celui de surmonter ces difficultés. Mais ce que l’élève surmontera, ce seront les difficultés et non le défi. Le défi consistera précisément à surmonter ces difficultés.

Cette nuance de sens se comprend mieux quand on pense à l’adjectif anglais challenging. Cet adjectif anglais n’a tout simplement pas d’équivalent français formé à partir de la base défi. On ne peut pas dire que a challenging task est une tâche *défiante !

L’adjectif français correspondant à challenging est généralement difficile.

Je ne dis pas, bien entendu, qu’il n’y a pas de lien sémantique entre défi et difficulté. Au contraire, c’est précisément ce que je viens d’expliquer ci-dessus. Mais ce lien sémantique ne rend pas les deux mots synonymes. La différence entre les deux mots se situe en particulier dans la façon dont on va les employer dans la phrase, dans les verbes auxquels ils vont se combiner. On rencontre une difficulté, on la surmonte, mais on relève un défi.

Au lieu de difficulté, on utilisera aussi dans certains cas problème. Là encore, tout est dans le verbe avec lequel on emploie le nom. On rencontre un problème, un problème se pose et on le résout, mais on ne « résout » pas un défi. Un défi est quelque chose qu’on relève, un idéal qu’on essaye d’atteindre, pour lequel on essaye de dépasser ses limites.

On pourrait à la limite aussi « rencontrer » un défi en français, mais seulement, à mon avis, si ce défi était explicitement fixé en tant que tel par quelqu’un d’autre. Or s’il est explicitement fixé par quelqu’un, il est peu probable qu’on le « rencontre », qu’on s’y « heurte » par accident, de façon inattendue.

Dans le sens plus général de « difficulté », en français soigné, challenge doit donc être rendu par difficulté ou problème et non par défi. Pendant ce temps, les sportifs francophones peuvent continuer de parler de leur besoin d’un « nouveau challenge » en français et les Québécois puristes peuvent continuer de se moquer d’eux. C’est un problème bien moins grave et bien plus superficiel.

to have no idea

Problème concernant l’expression utilisée seule, mais aussi avec un complément prenant la forme d’une interrogative indirecte.

Dans le domaine des faux amis anglais-français qui sont des expressions et non des mots pris isolément, on trouve l’expression to have no idea. Il existe bien en français une expression utilisant la formule aucune idée, mais cette expression diffère de façon significative de l’expression anglaise sur le plan grammatical et syntaxique.

Pour commencer, prenons l’expression utilisée isolément. Mettons que quelqu’un vous pose une question, vous demande par exemple où se trouvent les clefs de la voiture. En anglais, vous pouvez répondre :

I have no idea.

En français, cependant, vous ne pouvez pas répondre :

Je *n’ai aucune idée.

Pourquoi ? Parce que, en français, l’expression se construit systématiquement avec un complément introduit par la préposition de. Si vous ne voulez pas répéter le complément, il faut donc au minimum utiliser le pronom en :

Je n’en ai aucune idée.

Les choses se compliquent lorsque le complément est explicité et exprimé sous la forme d’une interrogative indirecte :

I have no idea where the keys are.

Il n’est pas vraiment possible, en français (même si cela s’entend dans la langue familière), d’utiliser une tournure comme :

Je *n’ai aucune idée où se trouvent les clefs.

Et encore moins :

Je *n’ai aucune idée de où se trouvent les clefs.

La contraction n’arrange rien. La tournure suivante reste fautive :

Je *n’ai aucune idée d’où se trouvent les clefs.

Pourquoi ? C’est un problème qui relève d’une différence fondamentale entre l’anglais et le français pour ce qui est de l’emploi de l’interrogative indirecte. La grammaire anglaise est beaucoup plus flexible que le français et permet des interrogatives indirectes dans toutes sortes de contextes syntaxiques.

Par exemple, on peut dire quelque chose comme :

You have to make a decision about how you are going to get there.

Impossible en français de dire quelque chose comme :

Il faut que tu prennes une décision *sur comment tu vas t’y rendre.

Autrement dit, on ne peut pas combiner une interrogative indirecte avec une préposition qui ne peut introduire qu’un syntagme nominal. En français, on est obligé de tourner la phrase autrement, par exemple en rétablissant le verbe au lieu du nom d’action :

Il faut que tu décides comment tu vas t’y rendre.

Le retour au verbe, lequel peut se construire avec une interrogative indirecte, permet d’éviter le problème. On peut aussi remplacer l’interrogative indirecte par un syntagme nominal :

Il faut que tu prennes une décision sur la façon dont tu vas t’y rendre.

Le remplacement de l’adverbe interrogatif par un nom permet d’introduire une proposition relative et le tour est joué.

Pour revenir à to have no idea, comme l’équivalent français se construit avec la préposition de, il faut là aussi tourner les choses autrement. La solution est de remplacer l’adverbe interrogatif par un nom :

Je n’ai aucune idée de l’endroit où se trouvent les clefs.

Tous les adverbes interrogatifs peuvent ainsi se remplacer par des noms : comment par la façon de, par l’endroit où, pourquoi par la raison pour laquelle, etc. (Il y a évidemment plusieurs synonymes possibles.) Lorsque l’interrogative indirecte utilise un pronom interrogatif, la situation est légèrement différente. Ainsi :

I have no idea which car to choose.

Ici encore, il est évidemment impossible en français de dire :

Je n’ai aucune idée *de quelle voiture choisir.

Il faut alors dire quelque chose comme :

Je n’ai aucune idée de la voiture que je vais choisir.

Ou bien utiliser carrément une autre tournure :

Je ne sais pas quelle voiture choisir.

Pour récapituler, to have no idea tout seul se rend par n’en avoir aucune idée, avec le pronom en obligatoire. Et to have no idea suivi d’une interrogative indirecte introduite par un adverbe interrogatif se rend par une structure où l’adverbe interrogatif est remplacé par un syntagme nominal. Pour have no idea suivi d’une interrogative indirecte introduite par un pronom interrogatif, il faut modifier la structure de la phrase ou bien carrément changer d’expression.

Certains diront peut-être que je pinaille et que l’expression n’avoir aucune idée peut être considérée comme une expression figée à valeur verbale et donc utilisée comme ne pas savoir, directement avec une interrogative indirecte, sans de. À ceux-ci, je répondrai que, pour qu’une expression devienne vraiment figée, il faudrait qu’elle ne puisse plus changer de forme. Or, comme on l’a vu avec le tout premier exemple, quand elle est utilisée seule sans complément explicite, l’expression exige le pronom en, qui vient s’insérer avant le verbe(n’en avoir aucune idée). L’expression n’est donc pas si figée que cela et ne pourra pas vraiment le devenir tant qu’on continuera à exiger ce pronom. Je dirai donc que, en français soigné, il vaut mieux continuer d’éviter l’interrogative indirecte directement après idée.

Nous aurons par ailleurs l’occasion de revenir sur le problème de l’interrogative indirecte, qui est en elle-même une fausse amie, dans le cadre d’autres articles.

étudier (to study)

Emploi intransitif du verbe en français (au sens de « faire ses études ») qui ne correspond pas à l’usage du français moderne, le vieux français servant une nouvelle fois d’excuse.

Les verbes to study et étudier ne sont pas vraiment de faux amis. Ils sont dans une large mesure synonymes et s’emploient en gros de la même manière. Mais il y a une différence entre l’anglais et le français qui, selon moi, mérite d’être notée.

En anglais, on utilise en effet couramment le verbe sous une forme intransitive, pour exprimer l’idée de « faire ses études ». Cet emploi intransitif du verbe dans ce sens existe certes en français, mais le Robert le qualifie de « vieilli » et il est, à mon avis, à éviter en français moderne.

Ainsi, une tournure comme :

Canadian students studying abroad

donnera en français non pas :

les étudiants canadiens qui étudient à l’étranger

mais plutôt :

les étudiants canadiens qui font leurs études à l’étranger

Les lecteurs attentifs auront remarqué que je n’ai pas mis d’astérisque dans la version française en rouge. C’est parce que le tour n’est pas faux. Il n’est tout simplement pas courant en français moderne.

On le trouve cependant régulièrement sous la plume de locuteurs francophones au Canada et c’est à mon avis non pas parce qu’ils auraient gardé en vie une tournure vieillie du français classique, mais sous l’influence de l’anglais moderne, dans lequel cet emploi intransitif du verbe to study est bel et bien vivant et la façon normale d’exprimer le fait de faire ses études.

Il s’agit donc ici d’un faux ami « grammatical », qui ne concerne que la façon dont le verbe se construit et non ce qu’il signifie à proprement parler.

Quand on utilise le verbe étudier sous une forme intransitive en français moderne, cela fait un effet bizarre, comme s’il manquait quelque chose (à savoir le C.O.D. du verbe). Quand j’entends ou je lis une tournure comme « les étudiants canadiens qui étudient à l’étranger », j’ai envie de demander : « Qui étudient quoi ? »

C’est peut-être du pinaillage, mais je n’arrive pas à défendre et à accepter un usage que d’aucuns pourraient prétendre justifier au nom d’un vieux français « authentique » qui se serait miraculeusement préservé au Canada — alors que, dans la plupart des cas, c’est en raison de l’influence de l’anglais qu’on retrouve cet emploi intransitif en français.

aucun

Utilisation douteuse de ce déterminant au pluriel, qui ne peut que compliquer la tâche des anglophones qui essayent d’apprendre le français et qui ne correspond pas à l’usage en français moderne.

Le mot frais (au sens de « dépenses occasionnées ») semble poser problème à un certain nombre de locuteurs francophones au Canada.

Voici un exemple tout… frais tiré du site Web bilingue de la Banque Royale du Canada. La banque vient en effet d’annoncer une modification de ses tarifs (service fees) et voici ce que l’anglais indique pour une transaction qui ne coûte rien (si, si, ça existe !) :

Free if accompanied by a deposit slip.

Voici maintenant ce que la version française du même tableau indique au même endroit :

*Aucuns frais s’il y a un bordereau de dépôt.

Le mot français frais au sens de « dépenses occasionnées » n’existe qu’au pluriel. Et comme le mot frais n’existe qu’au pluriel, il est, à mon avis, problématique de l’utiliser avec aucun dans une tournure négative. En effet, le déterminant aucun, qui s’utilise en combinaison avec la négation en français, s’utilise exclusivement au singulier en français moderne. Quand l’anglais utilise le pluriel pour décrire l’absence d’une chose comptable :

He has no friends.

le français utilise le singulier :

Il n’a pas d’ami.

Et si on veut utiliser aucun, le singulier est obligatoire :

Il n’a aucun ami.

Quand la tournure négative n’utilise pas aucun, le pluriel est envisageable, principalement pour les choses qui n’existent qu’au pluriel, justement. Ainsi :

There is no administrative fee.

donnera :

Il n’y a pas de frais administratifs.

Mais il est problématique d’utiliser une tournure avec aucun dans ce cas :

Il n’y a *aucuns frais administratifs.

Bien entendu, si on remonte dans le temps et si on se rapproche de l’origine latine d’aucun, on trouvera des occurrences du mot (sous ses anciennes formes, comme « aulcun », qui avaient aussi une valeur positive, comme any en anglais) accordé non seulement en genre, mais aussi en nombre. Grevisse (§ 608) cite un exemple de Marot :

Salomon, ce voyant, fit apporter aulcunes mousches à miel.

Mais cela n’a rien à voir avec le français moderne, où aucun est utilisé exclusivement dans des tournures négatives.

Dans son article, Grevisse consacre toute une section à la question de l’emploi au pluriel d’aucun et de nul. Il note qu’ils « sont employés couramment au pluriel jusqu’au xviiie siècle ». Mais tous les exemples d’emplois au pluriel qu’il donne après cette période relèvent sans contestation possible d’un français très littéraire et d’un registre très soutenu, y compris avec frais. Voici une citation tirée de Roger Martin du Gard :

Il ne fait aucuns frais inutiles.

En français moderne, où aucun est automatiquement associé à un substantif au singulier, cela pose problème. On peut certes remonter dans le temps et élargir le champ aux différents registres de langue, y compris le registre littéraire, pour justifier l’emploi d’aucuns au pluriel. On peut aussi faire référence à cette note de l’Académie française, qui soutient que le pluriel est (« rarement ») accordé en nombre, pour les noms qui n’ont pas de singulier ou qui ont un sens différent au singulier.

Mais je ne pense pas exagérer en disant que, du fait de l’évolution qu’a connue aucun et de sa forte association à la négation et au singulier en français moderne, ces tournures semblent pour le moins maladroites.

L’observation du grammairien Martinon, que Grevisse cite aussi dans son article, confirme la gêne qu’engendre l’emploi d’aucuns au pluriel dans la grammaire française moderne. Grevisse indique en effet que, selon Martinon, on pourrait écrire quelque chose comme :

Je n’ai fait *aucun frais.

Le raisonnement de Martinon est que le singulier est acceptable dans la mesure où ce qu’on veut dire, c’est que l’on n’a fait « aucun des frais » qu’on aurait pu faire. Grevisse n’est pas du tout d’accord et démonte en bloc l’argumentation de Martinon. En ce qui me concerne, je considère que l’observation de Martinon illustre bien la gêne occasionnée par l’emploi d’aucuns au pluriel en français moderne, qui pousse les lexicographes à justifier des emplois douteux et certains grammairiens à proposer des solutions et des explications tirées par les cheveux.

Par ailleurs, Grevisse cite aussi des tournures de français littéraire avec sans dans lesquelles aucun se retrouve après le substantif et perd du même coup sa valeur de déterminant :

Il y a des hommes qui, dans la vie, marchent tout droit, sans hésitations aucunes.

Dans cette tournure, apparemment, certains auteurs semblent trouver le pluriel acceptable. Mais cela relève là encore d’un français très littéraire et n’a plus grand-chose à avoir avec l’emploi courant du déterminant aucun en français moderne.

La seule tournure du français moderne dans laquelle on utilise encore vraiment aucun au pluriel est la formule figée d’aucuns, qui est à valeur nominale, relève elle-même d’un registre très soutenu et signifie « quelques-uns » ou « certains » (voir Grevisse § 710).

Pour revenir à l’exemple tiré du site Web de la Banque Royale du Canada, la question qui se pose est celle de savoir pourquoi l’auteur de la version française du tableau a ressenti le besoin de s’écarter de l’original anglais. Après tout, l’anglais dit tout simplement free. Pourquoi le français ne dit-il pas tout simplement gratuit ? Cela a le mérite d’être clair et alléchant pour le client et surtout de ne présenter aucune difficulté d’ordre morphologique ou grammatical !

Ce qui selon moi pose surtout problème ici, c’est qu’on ne peut s’empêcher de penser que cet emploi du pluriel dans la forme négative avec aucun est influencé par l’anglais, puisque justement, en anglais, la tournure négative avec no se construit par défaut au pluriel. Prenons un autre exemple :

I have no problems with your web site.

En français, cela donnera non pas :

Ton site Web ne me pose *aucuns problèmes.

mais :

Ton site Web ne me pose aucun problème.

Il me semble douteux, en français moderne, d’utiliser le cas particulier de frais, qui n’existe qu’au pluriel, pour justifier un emploi d’aucun au pluriel qui est fautif avec tout autre substantif existant à la fois au singulier et au pluriel.

Et surtout, du point de vue pédagogique, cela ne peut que contribuer à semer la confusion chez les anglophones qui veulent maîtriser le français moderne et doivent apprendre à réfréner leur tendance à vouloir utiliser le pluriel dans les tournures négatives. S’ils voient quelque chose comme *aucuns frais écrit noir sur blanc, cela risque de leur faire croire à tort que quelque chose comme *aucuns problèmes est acceptable, ce qui n’est pas le cas.

J’encouragerais donc vivement tous les locuteurs francophones et en particulier les personnes qui occupent des fonctions d’enseignement du français à ne pas contribuer à semer une telle confusion et à respecter l’usage du français moderne, dans lequel aucun n’est jamais utilisé au pluriel.

Le préfixe « co- »

Pas de trait d’union en français.

Le préfixe co- est un préfixe d’origine latine qui se prête relativement bien, en anglais comme en français, à la création de nouveaux mots. On trouve dans les dictionnaires français des mots comme coaccusé, coacquéreur, coauteur, coéquipier, copilote, etc. Dès lors qu’il existe l’idée d’une collaboration, d’un partage des responsabilités, d’une condition commune, il y a possibilité de créer un composé de ce type, même s’il n’apparaît pas dans le dictionnaire. Et le phénomène est le même en anglais.

Il y a cependant une différence de taille entre les deux langues : en français, le préfixe se construit sans trait d’union. (Je n’ai mis de trait d’union en faisant référence au préfixe lui-même ci-dessus que parce que c’est la convention lexicographique pour distinguer les préfixes des autres mots.)

Autrement dit, une tournure anglaise comme :

Mr. X and Mrs. Y are co-chairing the committee.

donnera en français non pas :

M. X et Mme Y. assurent la *co-présidence du comité.

mais :

M. X et Mme Y. assurent la coprésidence du comité

Comme les autres exemples mentionnés ci-dessus le montrent, il n’y a normalement pas d’exception à cette règle, même si le nom auquel on ajoute co- commence par une voyelle et même si cette voyelle est un o. (À la différence de l’anglais, il n’y a pas de risque, en français, que le oo soit mal interprété et prononcé [u].)

Malheureusement, il semble qu’on tolère de plus en plus, en particulier dans le domaine scientifique, la graphie avec trait d’union. Je trouve, par exemple, dans TERMIUM, pour co-polarization, à la fois copolarisation et co-polarisation, tous deux affublés du label « correct ». Cette tendance est très probablement due à l’influence de l’anglais et il est recommandé d’y résister autant que possible, surtout en dehors du domaine scientifique.

Il n’y a en réalité aucune raison ni de tolérer ni d’exiger ce trait d’union, qui ne correspond ni à l’histoire de la langue française ni aux dernières tendances en matière de simplification de l’orthographe, dont l’objectif est plutôt d’éliminer les traits d’union superflus et non d’en ajouter !

partager (to share)

Emploi fautif du verbe en français sous l’influence de Facebook et des autres outils informatiques modernes et mal traduits.

L’emploi de partager en français comme le verbe to share est employé en anglais constitue un cas de faux ami exemplaire à plusieurs égards.

Pour commencer, on notera que la ressemblance entre partager et to share n’a rien d’évident de prime abord. Les deux mots n’ont rien de commun sur le plan étymologique. Comment se fait-il alors qu’on ait pu déboucher sur un problème de faux ami ?

La première raison est bien entendu qu’il y a une forte intersection entre les deux mots sur le plan sémantique. Oui, au sens propre de « diviser en parts qu’on peut distribuer », le verbe partager est bel et bien l’équivalent de l’anglais to share. Pour rendre une phrase comme :

I would like to share this pizza with you.

on dira bien en français :

J’aimerais partager cette pizza avec vous.

Jusque-là, l’ami n’est pas faux. Et comme la notion de partage est quelque chose de très répandu dans la société, les francophones qui apprennent l’anglais et les anglophones qui apprennent le français sont naturellement enclins à penser que partager est l’équivalent de l’anglais to share dans tous les cas.

Le problème se pose dès qu’on s’écarte du sens littéral de partage pour passer à des sens plus figurés en anglais. Or, comme le note Jacques Desrosiers dans une chronique de 2004 (« Pensez-y bien avant de partager vos opinions »), l’emploi de to share pour exprimer l’idée d’une simple communication de quelque chose à quelqu’un (sans idée de division en parts) est quelque chose d’assez récent, même en anglais :

Pauline Kael shares her thoughts on the movie.

Ici, l’idée n’est pas celle de la division d’un tout (les pensées de la journaliste) en parts. Pauline Kael ne va pas diviser ses pensées en plusieurs « morceaux » et en donner certaines à telle personne et d’autres à telle autre. Elle va simplement parler de ce qu’elle pense du film, dire ce qu’elle pense à ses lecteurs.

Le hic est que ce sens figuré de to share, lui-même encore relativement récent en anglais, n’existe tout simplement pas pour le verbe partager en français. On ne pourra donc pas dire :

Pauline Kael *partage ses réflexions sur le film.

La seule expression française qui utilise la racine du verbe partager et qui ait un sens équivalent à ce sens figuré de to share en anglais est l’expression faire part de :

Pauline Kael fait part de ses réflexions sur le film.

Mais c’est une tournure qui relève d’un français assez soutenu. Dans la langue courante, on dira plutôt tout simplement :

Pauline Kael évoque ses réflexions sur le film.

Ou encore :

Pauline Kael dit ce qu’elle pense du film.

Il existe une multitude de termes en français pour exprimer l’idée d’une communication. Ce rappel linguistique du Bureau de la traduction du gouvernement fédéral du Canada en donne plusieurs exemples.

Nul besoin par conséquent d’importer un nouveau terme de l’anglais pour exprimer quelque chose qui se dit déjà si bien et si facilement de tant de manières différentes !

Il faut cependant noter qu’il existe bel et bien aussi en français des emplois figurés du verbe partager, dans lesquels l’idée de division en parts pour la distribution est là aussi effacée. Par exemple, on dira en français :

Je partage votre douleur.

Mais là, la relation est inversée, puisque c’est le sentiment de quelqu’un d’autre qu’on partage et non son propre sentiment ! Ce que le verbe partager exprime ici, c’est l’idée d’empathie. Il est intéressant de noter que, dans ce sens-là, l’anglais aura tendance à éviter to share et à utiliser plutôt quelque chose comme :

I feel your pain.

C’est peut-être précisément en raison du sens de communication de to share en anglais qu’on évite de dire « I share your pain » ici, parce que cela risquerait de déboucher sur un malentendu.

De même, il existe en français l’expression faire partager, qui renverse à nouveau la relation et se rapproche du sens figuré de l’anglais to share :

J’aimerais vous faire partager mon enthousiasme.

Cette tournure est effectivement en gros l’équivalent de l’anglais :

I would like to share my enthusiasm with you.

Mais on voit bien ici que le verbe partager lui-même (sans faire) continue de fonctionner dans le sens inverse du sens figuré de to share en anglais, puisque c’est l’interlocuteur qui doit « partager » (l’enthousiasme) et non le locuteur.

Ces divers sens figurés sont bien entendu une source de confusion pour les gens et c’est ce qui explique, en partie, la propagation du faux ami partager en français qu’on observe depuis plusieurs années maintenant.

Il ne fait pas de doute, pour moi, qu’un des principaux facteurs expliquant cette propagation et son accélération est la popularité croissante des outils informatiques et en particulier des structures appelées « réseaux sociaux », comme Facebook, MySpace, etc. La plupart de ces logiciels et de ces structures sont d’origine américaine et ils présentent tous des fonctionnalités servant à l’échange d’informations, d’images, de clips vidéo, etc. Les interfaces informatiques exigeant qu’on s’exprime en peu de mots, c’est bien souvent le verbe to share qui entre dans la conception des commandes de menu ou des boutons servant à cet échange.

Malheureusement, les gens qui sont chargés de traduire ces interfaces dans d’autres langues, comme le français, ne sont pas toujours des traducteurs professionnels et se laissent trop souvent tenter par des anglicismes qui ne correspondent pas à la réalité de l’usage des termes dans l’autre langue. Et c’est comme ça qu’on se retrouve, dans l’interface française d’un outil comme Facebook, avec un bouton intitulé… « Partager ». (Il y a tant de problèmes de langue dans les traductions françaises des interfaces des logiciels américains que, la plupart du temps, je préfère quant à moi utiliser ces logiciels dans leur langue d’origine. J’écris par exemple le présent article dans un logiciel dont l’interface est en anglais.)

Cela étant dit, l’anglicisme *partager est aujourd’hui si répandu qu’on le retrouve même, malheureusement, chez les traducteurs professionnels. Je viens justement de recevoir, par exemple, une communication en provenance du Conseil des traducteurs, terminologues et interprètes du Canada (CTTIC), dans laquelle il est écrit noir sur blanc : « Je vous saurais donc gré de bien vouloir prendre quelques minutes pour partager votre opinion en répondant au questionnaire. »

Et c’est signé du président de l’organisme. Ouille. (Je suis prêt à lui accorder le bénéfice du doute et à envisager l’éventualité que la version française de sa communication bilingue ait pu avoir été rédigée par quelqu’un d’autre, mais quand même…)

Si même les traducteurs professionnels se laissent tenter, il y a de bonnes raisons de penser que la situation est grave.

Est-elle irréversible ? C’est difficile à dire… J’entends de plus en plus cet emploi fautif de partager non seulement au Canada français, mais même dans l’hexagone, principalement sous l’influence des réseaux sociaux. Mais je constate aussi que le phénomène reste encore, en France du moins, limité au domaine informatique. Comme je l’ai dit plus haut, il existe tant d’autres façons en français d’exprimer l’idée de communication, de transmission d’informations ou d’émotions que la nécessité d’élargir l’anglicisme *partager à d’autres domaines ne semble pas encore pour le moment se faire sentir.

Si un jour elle se manifeste et si l’emploi se répand vraiment dans tous les domaines, alors il faudra sans doute s’y plier et voir dans partager au sens anglais un nouvel « apport » de l’anglais au français moderne. En attendant, je recommande vivement aux personnes soucieuses de s’exprimer dans un français soigné et d’éviter les anglicismes de ne pas… partager l’enthousiasme de ceux qui utilisent déjà cet anglicisme à tour de bras.

compléter (to complete)

Anglicisme très courant au Canada, mais ne correspond à aucune définition du verbe en français standard.

En français, on ne peut compléter quelque chose qu’en lui ajoutant autre chose. Autrement dit, le verbe français compléter est, dans la plupart des cas, l’équivalent approximatif du verbe anglais to complement et non du verbe anglais to complete.

L’emploi du verbe français compléter au sens du verbe anglais to complete est malheureusement très répandu au Canada francophone.

to complete an exercise
to complete a marathon
to complete a course

Ces expressions donnent des choses comme :

*compléter un exercice
*compléter un marathon
*compléter un cours

Tous ces emplois sont faux et inacceptables en français, parce que compléter un exercice voudrait dire en faire un autre, qui vienne s’ajouter à celui qu’on vient de faire; compléter un marathon signifierait faire une autre activité physique en complément; et compléter un cours signifierait faire une autre activité pour compléter ce qu’on a appris dans le cours.

Comme les exemples ci-dessus le montrent, le verbe anglais to complete est une espèce de verbe passe-partout qui sert à évoquer la réalisation de toutes sortes de tâches. Or il n’existe pas de verbe français unique ayant le même caractère de passe-partout, à part peut-être le verbe faire. En français, on dira donc des choses comme :

faire un exercice
courir un marathon
suivre un cours

Vous trouverez toujours des francophones au Canada qui essayeront de vous expliquer que l’anglais to complete exprime quelque chose de plus (une certaine notion d’achèvement), et que la seule manière de l’exprimer en français est d’employer le verbe compléter au sens anglais.

C’est évidemment faux. Si on veut vraiment exprimer l’idée d’achèvement (ce qui est loin d’être toujours le cas, vu que to complete est utilisé si couramment que, dans bon nombre de cas, il est tout simplement l’équivalent de faire et qu’il n’y a aucune intention d’insister sur l’achèvement de la chose), on peut aussi utiliser un verbe comme finir, terminer ou achever, justement. Ainsi :

He has completed three exercices.

pourra être rendu par :

Il a terminé trois exercices.

Mais il ne faut pas se forcer à toujours exprimer explicitement cette notion d’achèvement quand on cherche à rendre l’anglais to complete en français, parce que, comme dit, dans la plupart des cas, ce n’est pas l’intention en anglais non plus.

Le problème peut sembler plus complexe quand le verbe to complete est combiné à un adverbe, comme successfully :

He has successfully completed the course.

Nous verrons dans un autre article tous les problèmes de faux amis liés à la polyvalence de l’anglais success — mais c’est une autre question. Ici, la question est de savoir comment rendre une telle expression sans recourir au faux ami *compléter.

Pour moi, la solution est simple. Puisque le verbe anglais to complete est un passe-partout sans sens propre, on peut sans hésiter remplacer l’expression to successfully complete par un simple verbe en français, c’est-à-dire en faisant de l’adverbe le verbe et en éliminant le verbe de l’original :

Il a réussi au cours.

(Je passe ici sur la question de la construction du verbe réussir avec la préposition à. Elle mérite elle aussi un article séparé.)

On pourra même dire tout simplement :

Il a terminé le cours.

même s’il est vrai qu’il est théoriquement possible de terminer un cours tout en étant en situation d’échec. Si le contexte laisse la moindre ambiguïté concernant la réussite ou l’échec de l’individu, on préférera le verbe réussir, mais sinon, le verbe terminer est largement suffisant :

Il a terminé le cours avec une moyenne de 18 sur 20.

Ici, exprimer explicitement l’idée de réussite serait redondant, puisque, avec une moyenne pareille, il n’y a pas de doute possible.

Pour revenir au faux ami compléter, il faut peut-être préciser qu’il y a un contexte particulier dans lequel il pourrait être considéré comme un équivalent acceptable de to complete :

Please complete this form and send it back to XXX.

Comme un formulaire est généralement quelque chose qui contient des « trous » et que le fait de le remplir lui ajoute quelque chose, on pourrait à la limite penser que la phrase suivante est acceptable :

Veuillez compléter ce formulaire et le renvoyer à XXX.

Mais même ici, on se tromperait. Le formulaire est en soi complet. Il comprend toutes les parties qu’il est censé comprendre. La preuve en est qu’on peut très bien dire quelque chose comme « veuiller remplir le formulaire au complet ». Il n’est donc pas « incomplet » et on n’a pas à le « compléter » (par autre chose).

En réalité, ce qu’on « complète », ce n’est pas le formulaire lui-même, mais les différentes rubriques incomplètes de ce formulaire, de même que, quand on a un exercice en cours de langue dans lequel il faut compléter des phrases incomplètes, on complète les phrases, mais on ne *complète pas l’exercice lui-même.

Le verbe le plus approprié pour un formulaire est donc remplir.

Veuillez remplir ce formulaire et le renvoyer à XXX.

administrer (to administer)

On administre un sacrement religieux, une punition ou un médicament, mais pas un test.

Ce faux ami est de plus en plus répandu au Canada francophone dans le monde de l’éducation, pour tout ce qui a trait aux examens, tests et autres évaluations.

En anglais, on dit effectivement to administer [a test/exam/assessement] au sens de « faire passer [le test/l’examen/l’évaluation] » aux élèves ou aux étudiants concernés. Mais en français, le verbe administrer ne peut être utilisé dans ce sens. Les définitions et les exemples du dictionnaire sont clairs : on peut administrer des biens (quand on en est responsable selon la loi), une population/région/ville (quand on est maire, président, etc.) et on peut administrer à quelqu’un un sacrement comme le baptême ou l’extrême-onction (quand on y est habilité par l’Église) ou encore un remède médical. On peut également, dans la langue familière, administrer à un individu qui se conduit mal ou qui fait des bêtises une punition corporelle, comme des coups, une fessée, etc.

Mais c’est tout. Autrement dit, lorsque l’anglais dit :

This assessment was administered to Grade 12 students on May 13.

on ne peut pas dire quelque chose comme :

Cette évaluation a été *administrée aux élèves de douzième année le 13 mai.

C’est tout simplement un anglicisme, sauf si vous considérez que l’évaluation en question est un sacrement ou encore une punition (mais même là, il vaudrait mieux dire quelque chose comme « Cette évaluation a été infligée aux élèves… »).

Le hic est bien entendu qu’il n’existe pas d’équivalent strict de l’anglais to administer dans ce sens en français, c’est-à-dire un verbe qui se construirait de la même façon (avec l’évaluation en complément d’objet direct et les élèves/étudiants en complément indirect introduit par la préposition à). Il faut accepter ici d’utiliser une tournure légèrement différente, comme :

Cette évaluation a été organisée pour les élèves de douzième année le 13 mai.

ou encore :

Cette évaluation des élèves de douzième année s’est déroulée le 13 mai.

Seulement, les choses étant ce qu’elles sont, les francophones du Canada qui connaissent le verbe to administer en anglais ont l’impression que, si on ne dit pas administrer en français, on ne dit pas exactement la même chose. C’est évidemment absurde, puisque tout ce qu’une phrase comme « This assessment was administered to Grade 12 students on May 13 » veut dire, c’est précisément que l’évaluation s’est déroulée à la date du 13 mai pour les élèves de douzième année. Les deux solutions correctes proposées ci-dessus sont donc parfaitement convenables et il n’y a pas de raison d’utiliser le faux ami administrer, sauf si on considère que l’anglicisme est entré dans l’usage et que son intégration est irréversible, ce qui est à mon avis loin d’être le cas.